Alain Robbe-Grillet, père du Nouveau roman

Lorsque Alain Robbe-Grillet est mort, le 18 février dernier, le journal Libération – qui a un génie incontestable pour les titres – affichait en travers de sa “Une”, sous une photo de l’écrivain, ce seul commentaire : “Gommé“. Allusion circonstanciée au titre du premier roman publié d’Alain Robbe-Grillet aux Editions de Minuit en 1953, Les Gommes.

Jérôme Lindon, le patron des Editions de Minuit, et Robbe-Grillet se voueront une fidélité mutuelle, l’un publiant la quasi-totalité de son œuvre chez l’autre, et l’autre utilisant le premier comme lecteur puis conseiller littéraire.

robbe_grillet (1)Si les œuvres de Robbe-Grillet n’ont pas connu de véritable succès auprès du grand public (746 exemplaires vendus pour La Jalousie l’année de sa publication), sa fortune critique ira grandissant avec le regard que Robbe-Grillet porte sur son propre travail d’écriture et sur l’application qu’il en fera dans le domaine du cinéma. Il collabore à l’écriture du scénario du film d’Alain Resnais L’année dernière à Marienbad en 1961 et publie, en 1963, Pour un nouveau roman, inventaire et critique de ce courant littéraire qui prit son nom dans une expression de l’académicien Emile Henriot. Robbe-Grillet fut le chef de file de ce mouvement qui rassembla Claude Simon (La route des Flandres), prix Nobel de littérature en 1965 pour l’ensemble de son œuvre, et Nathalie Sarraute (Tropismes).

La figure antithétique du Nouveau roman, c’est Balzac. Là où le roman balzacien s’appuie sur des personnages dont la description minutieuse des traits physiques, du caractère et du contexte vont servir à porter l’intrigue, les nouveaux romanciers vont “gommer” le personnage et l’intrigue, pour s’en tenir à une description froide et nue d’une situation.

C’est cette mise à nu, ce frottement jusqu’à l’os, qui permettent de donner corps à des sensations justes, tellement détachées de tout support “romanesque” que le lecteur entre dedans comme si elles étaient ses propres sensations, ses propres sentiments. Privé de personnification romanesque, le lecteur finit même par incarner l’objet du livre.

Il faut lire La jalousie de Robbe-Grillet pour savoir ce qu’est ce sentiment qui mord l’âme et le corps, cette obsession du regard qui observe, qui dissèque, qui accumule les détails, traquant tout ce qui peut alimenter la fêlure. Il faut lire Enfances de Nathalie Sarraute pour retrouver ce mélange de solitude et de dépendance que sont toutes les enfances.

L’incipit d’Enfances est à cet égard très explicite : dans ce dialogue que la narratrice noue avec elle-même, dans un dédoublement qui va nourrir cette exploration de son enfance lointaine (Nathalie Sarraute écrit ce livre à 83 ans), on retrouve le principe énoncé par Robbe-Grillet qui est que

“la question, c’est la conscience du monde, comment je prends conscience du monde”

– Alors, tu vas vraiment faire ça ? “Évoquer tes souvenirs d’enfance”… Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux “évoquer tes souvenirs”… il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça.

– Est-ce vrai ? Tu n’as vraiment pas oublié comment c’était là-bas ? comme là-bas tout fluctue, se transforme, s’échappe… tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… vers quoi ? qu’est-ce que c’est ? ça ne ressemble à rien… personne n’en parle… ça se dérobe, tu l’agrippes comme tu peux, tu le pousses… où ? n’importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe, où ça parvienne peut-être à vivre…”

Et un peu plus loin : “Des images, des mots qui évidemment ne pouvaient pas se former à cet âge-là dans ta tête.” Et l’écrivain de répondre : “Bien sûr que non. Pas plus d’ailleurs qu’ils n’auraient pu se former dans la tête d’un adulte… C’était ressenti, comme toujours, hors des mots, globalement… Mais ces mots et ces images sont ce qui permet de saisir tant bien que mal, de retenir ces sensations”.

Alain Robbe-Grillet résistera à la tentation de rendre ses romans lisibles. Quand on lui reproche les incohérences du récit, les ruptures, les répétitions, il répond que l’homme est ainsi, parcouru de contradictions, de points de vue fragmentaires.

On ne peut pas parler de Robbe-Grillet sans évoquer les obsessions à caractère sexuel qui faisaient partie de sa vie, qui émaillent ses romans et qu’il a cherché à transposer au cinéma, des fantasmes pornographiques qui lui appartenaient et qu’il n’auraient peut-être pas dû tant exposer, mais qui indéniablement font partie du personnage.

D’Alain Robbe-Grillet, on retiendra cette fidélité à lui-même qui lui faisait dédaigner les ors de l’Académie française où il fut élu en 2004 et où il ne siégea jamais, et cette virtuosité de l’écriture,

“une sorte de froideur qui caresse la peau de la langue et y tranche comme un rasoir”

pour reprendre l’expression si juste d’un journaliste.

Silvia Cauquil

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