#Je reste à la maison

JOUR 11. Depuis onze jours, la rue propose un changement de paradigme. Moyen de circulation, de déplacement ; un peu comme mon sang parcourant les veines de mon corps.

Les artères de la ville dit-on. Sans elles, aucun mouvement possible. Naguère, on l’utilisait pour se rendre quelque part, parfois pour manifester ou pour assister à un évènement exceptionnel. Y avais-je vraiment songé auparavant ? En étais-je réellement conscient ? Non. Cela fait partie de ce genre de notions imprégnées en nous, induites, pas besoin d’apprentissage. Depuis le jour 1 de l’épisode historique que nous vivons, sa nouvelle réalité est venue frapper à ma porte. Et je comprends, enfin.

L’ouïe, par-dessus tout. A pratiquement disparu de nos oreilles le bruit incessant des éléments motorisés qui ne provient pas seulement des entrailles du capot ou des échappements mais aussi de ces hauts parleurs intégrés crachant « cumbias » ou autres quartettes à tue-tête. Un peu comme si on nous demandait de prêter attention à ces notes apparaissant les unes derrière les autres, que nous n’avons absolument pas demandées, ou à ces conducteurs —toujours en -eur, jamais en -rice— qui ne prétendent qu’à ce qu’on tourne vers eux un visage porteur d’une moue souvent réprobatrice, preuve qu’on y porte malgré tout un maigre intérêt durant quelques secondes. Notre malheureux cerveau s’était habitué aux sifflements des avions en approche sur la piste d’Aeroparque qui nous emplissaient l’esprit et les sens pendant quelques secondes. Dorénavant, nous levons la tête lorsque nous avisons un de leurs congénères qui passe presque par erreur —il a dû se perdre, c’est sûr—, nous rappelant que leur absence nous délivre de leur nuisance sonore. On distingue sans effort les onomatopées si caractéristiques du bus de ville ainsi que celles du train qui s’arrête en gare. Le bar à bière et le restaurant du coin ne font plus entendre les éclats de rire parfois un peu forcés des clients, les tintements des couverts quand ils s’entrechoquent. Le brouhaha de fond a pratiquement disparu.

Et, depuis ma fenêtre, cette libération d’espace me fait percevoir de nouvelles couleurs sonores. D’abord, les pas des rares passants, de la porte de leur voiture qui claque, du clignotant qui reste allumé, du chariot de provisions qu’ils traînent, des courts échanges avec le quincailler d’en face. Il y a aussi ceux qui conversent depuis leurs balcons respectifs ou la petite fille du dessus qui explique à sa maman je ne sais quel échafaudage qu’elle vient de construire sur le balcon. Au loin, des chiens aboient et se répondent entre eux. Il y a le crissement des cigales, que je n’avais jamais entendu dans ce quartier, et les chants variés des oiseaux que, d’ailleurs, je suis incapable de distinguer hormis celui des perruches et des pigeons.

Je me rappelle qu’une fois, nous étions partis avec les enfants pour quelques jours du côté de San Pedro, en province, Vuelta de Obligado, exactement. Lieu célèbre d’une bataille surréaliste (Stopper des bateaux de guerre avec des chaînes !). Là se trouvent, avec quelques restes militaires de la bataille, des vestiges de ce qu’était la végétation originelle de bord de fleuve, végétation détruite inexorablement par l’avancée de l’urbanisation et l’agrandissement sans fin des champs de cultures. Au fur et à mesure de l’avancée de la modernité, les espèces animales, privées de leur habitat, disparaissent inéluctablement. Mais là, résistaient encore quelques bosquets et nous étions accompagnés par un homme capable de reconnaître n’importe quel chant d’oiseau. Dès que l’un d’entre eux se faisait entendre, il nous le nommait sans hésitation. Il était aussi capable de les imiter au point que les volatiles lui répondaient.

Je reviens soudain à moi en entendant le klaxon de la patrouille de la police suivi du discours de précaution de Macri (Macri ? oui, Macri mais l’autre, le cousin, Jorge) répété inlassablement —il ne se fatigue donc pas ? —  chaque demi-heure tout au long des douze huit heures du cadran. Personne n’a besoin de prêter l’oreille puisque nous savons tous ce qu’il dit : cuidense, quédense en casa, lávense las manos, si tiene síntomas de…, llamen al…). Il nous ramène à la réalité, et nous fait savoir que tout ce que nous vivons semble si …irréel.

Les bruits de la ville se sont éteints remplacés par un silence libérateur, apaisant, qu’on regrettera sûrement lorsque les choses reviendront à la normale. La rue nocturne a envahi l’espace de sa sœur diurne. Cette rue, qui, en temps normal, nous décline en mille aspects ce que nous sommes, est devenue poétique.

Et puis enfin, le vent, dans les feuillages des arbres.

(A suivre)

Pierre Leheul

Photo:  Susana Bravo

Partager sur