#Je reste à la maison

JOUR 45. Mes activités quotidiennes sont devenues si habituelles que si je ne faisais attention (ou si j’écrivais chaque jour, ce dont je me garde bien) mon journal pourrait ressembler à celui de Louis XVI lequel, à l’approche de la Révolution, écrivait : 13 juillet : rien. 14 juillet : rien. 

Les jours se suivent et se ressemblent. Ils me font penser à un collier auquel, chaque matin, on rajouterait une perle sans arriver jamais à l’extrémité du fil ; celui-ci se rallongeant jour après jour comme par enchantement. Une période qui n’en finit pas. Il est vrai qu’errer sans but n’est pas vraiment dans la nature humaine même s’il y a toujours des exceptions. Nous éprouvons le besoin d’avoir une échéance à nos projets, une date butoir, quelque chose auquel nous pouvons nous accrocher pour ne pas tomber dans le vide. Or là, d’échéances, il n’y en a pas, tout du moins à moyen terme même si nous savons bien que ce que nous vivons actuellement finira bien par se terminer un jour, que cette parenthèse, sur laquelle nous n’avons pas fini de gloser, plus tard, se refermera. Tout de même : lorsque approche la fin d’une quatorzaine, une autre s’installe qui en précède une nouvelle et, à chaque fois, l’on voit s’éloigner la ligne que l’on espérait approcher, enfin, un peu comme l’horizon qui se dérobe devant nous au fur et à mesure que l’on avance vers lui.

Je lisais dans un article, les réflexions d’Alain Damasio, un auteur d’ouvrages de science-fiction. Il se demandait, au sujet de cet espace-temps que nous vivons, où pouvait bien se placer la frontière séparant le réel de la fiction. Ce que nous vivons actuellement ne ressemble-t-il pas à une intrusion de la fiction dans le réel ? Où encore, peut-être plus justement, le réel n’est-il pas en train de rejoindre la fiction ? À y réfléchir, nous sommes très vite pris de vertige : et après ? Les véritables enjeux du moment ne sont pas de savoir à quel moment nous pourrons reprendre une vie « normale » ou bien quand apparaîtra le vaccin salvateur mais plutôt de se demander quel monde nous attend demain. A moins, vision plutôt pessimiste, que celui-ci ne soit déjà en route ?

J’en reviens encore à ce chef d’œuvre d’Orwell, 1984, ô combien prémonitoire et remarquablement amplifié par cette série anglaise : Black mirror. Le chemin n’est-il pas déjà tout tracé ? Bientôt, nous n’aurons plus besoin de sortir notre passeport pour être identifié, —ce qui, d’ailleurs, est déjà pratiquement le cas dans les aéroports — qu’il suffira d’une reconnaissance faciale pour être fiché, catalogué, encarté par les satellites, les drones qui nous survolent ou les caméras fixées au-dessus de nos têtes. Certains pays ont déjà franchi le pas. Maintenant, on parle de se faire tracer par nos propres smartphones. Surveillés par cet objet qui, au départ, illusions depuis longtemps évanouies, était censé nous délivrer des contraintes quotidiennes et nous ouvrir vers le monde. A quand les puces insérées dans la peau ? L’éternel et trompeur sentiment de sécurité l’emporte sur la sève que nous offre la liberté. (En écrivant ces lignes (coïncidence ?), j’entends, juste sous ma fenêtre, deux personnes dialoguer dans la rue. Je ne puis percevoir que quelques bribes de leur conversation mais une phrase retient tout particulièrement mon attention : La libertad no tiene precio[1].

Réflexion faite, cette parenthèse de vie est peut-être notre chance. Puisque le temps semble s’être arrêté, que nous n’avons plus prise sur lui, puisque le quotidien semble hors normes, peut-être est-ce le moment de s’asseoir, tranquillement, de fermer les yeux, de s’accouder au mur, de s’allonger, ou de regarder vers l’extérieur depuis sa fenêtre ou son balcon, de se pencher sur une feuille, crayon à la main, de cesser ces suractivités qui nous évite de nous regarder nous-mêmes, et de penser enfin à nous pour déterminer ce que nous voulons ; sans crainte.

Mais, j’entends déjà des lecteurs de ces lignes fermant d’un geste rageur la page sur leur écran sans l’avoir terminée : « On voit bien que celui-là, il ne passe pas son temps devant l’ordinateur stressé par son patron ou son directeur lui passant directive sur directive afin de justifier son salaire ; ou, pire encore, qu’il n’a pas perdu son boulot, son commerce, sa petite entreprise et qu’il ne sent pas l’angoisse de l’avenir qui lui étreint le ventre; qu’il ne doit pas s’occuper de ses mômes à longueur de journée. C’est tout à fait vrai. Il suffit pour moi d’attendre avec patience, d’occuper le temps qui passe, de le fructifier pour en sortir plus fort. Je suis un privilégié et je ne suis pas à plaindre. Je n’ai pas le droit de me plaindre. J’ai la chance de pouvoir connaître cet état alors que pour d’autres, beaucoup d’autres, ceci est impossible. Je pense à ces personnes qui dédient leur vie à en sauver d’autres au péril de la leur, je pense à cette femme qui écrivait ces quelques mots recueillis dans un journal il y a quelques jours : Prendre le parti de la vie. J’ai perdu mon premier bébé à deux jours du terme le 2 janvier de cette année. Depuis, j’ai compris que le monde des Bisounours n’existait pas ; j’ai compris la valeur de la vie et la proximité de la mort. Ce confinement ne me pèse pas pour le moment ; il y a des choses tellement plus importantes que de râler parce qu’on n’a pas le droit d’aller sur la terrasse au soleil.

(A suivre)

Pierre Leheup

Photo : Susana Bravo

[1] La liberté n’a pas de prix

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