Hommage aux pionniers de l’Aéropostale

On aurait pu penser qu’Air France, du haut de sa modernité et de ses succès dans la compétition mondiale, n’aurait plus guère le temps de se pencher sur son propre passé.

Et bien, il n’en est rien. A l’occasion de la mise en ligne sur l’Argentine de ses nouveaux sièges-lits en Première classe et en classe Affaire, la Compagnie a choisi de ne pas oublier. De ne pas oublier que, sans l’extraordinaire travail de défrichage réalisé par les pionniers de l’Aéropostale il y a 80 ans, elle ne serait peut-être pas aujourd’hui tout à fait ce qu’elle est.

Le mois de juin sera en Argentine celui du souvenir pour les nostalgiques de cette grande époque où des hommes qui s’appelaient Jean Mermoz, Henri Guillaumet, Antoine de Saint-Exupéry, Didier Daurat, Raymond Vanier… pour ne citer qu’eux, ont tout donné pour que, contre vents et tempêtes, “le courrier passe”.

Cette épopée Antoine de Saint-Exupéry, notamment, la raconte dans ses célèbres livres Vol de nuit et Terre des hommes, Joseph Kessel dans son ouvrage Mermoz traduit spécialement en espagnol à l’occasion de cette célébration, Raymond Vanier, dans Tout pour la Ligne récemment réédité, Guillemette de Bure dans Les secrets de l’Aéropostale qu’elle vient de publier en souvenir de son grand-père, Marcel Bouilloux Lafont, président-fondateur de la Compagnie Générale Aéropostale…

De Latécoère à Bouilloux-Lafont

Une épopée qui commence lorsqu’un grand constructeur d’avions français, Pierre Georges Latécoère, imagine le projet fou de relier en avion la France à l’Argentine et au Chili en passant par le Maroc, le Sénégal et le Brésil. Il lance d’abord avec succès le Courrier aérien de France vers le Maroc et le Sénégal, et dès 1925, le premier tronçon de ce qu’on appellera plus tard “La Ligne” est opérationnel sur 4700 km jusqu’à Dakar. Le dévouement des pilotes et mécaniciens, leur sacrifice (vingt-quatre sont morts), ceux de leurs femmes, ne trouvent raison que dans la poursuite d’un but ambitieux.

Des vols locaux de repérage sont réalisés en 1925 et 1926 en Amérique du Sud, d’abord au sud vers Montevideo et Buenos Aires, puis au nord vers Recife, avec des fortunes diverses. On commence à se faire une idée des besoins en avions et des temps de parcours. Le retentissement populaire de ces vols est très favorable dans les trois pays, mais restent à obtenir l’accord des gouvernements ou les contrats de transport de courrier qui en sont la finalité nécessaire.

Mais Pierre-Georges Latécoère n’est pas à l’aise. Ses réserves financières sont comptées. Il est combatif mais peu enclin à cultiver des contacts, politiques ou professionnels, même en France. Encore moins ailleurs. De son côté, le pouvoir politique français prend conscience dans le même temps du nouvel enjeu stratégique qu’est l’aviation commerciale. Celle-ci est dépendante du soutien de l’Etat, qui est obligé de s’y investir en respectant les compagnies. Il doit empêcher que les dessertes aériennes ne soient le marché captif des constructeurs, éviter les duplications coûteuses, définir un Statut de l’Aviation Marchande et penser déjà à la création future d’une holding nationale à l’échelle des enjeux qui se dessinent.

C’est ce qui amènera l’Etat français, en 1926, à conditionner l’extension de ses subventions à une remise en question fondamentale : Latécoère exerce deux métiers, transporteur et constructeur, entre lesquels il va devoir choisir. Il rencontre alors celui dont on l’assure qu’il peut tout faire : Marcel Bouilloux Lafont. Celui-ci, qui vit en Argentine, prête sans réserve son concours à Latécoère, par sympathie et pour servir la France. Mais il ne connaît rien à l’aviation. Qui plus est, il s’en méfie. Les deux équipes se mettent au travail. Après un mois de démarches communes, le Brésil oppose en 1926 un refus catégorique aux demandes de droits aériens indispensables à la construction de “La Ligne”. Latécoère, découragé, veut repartir, non sans proposer une participation dans son affaire à Marcel Bouilloux-Lafont, qui entend mais n’accepte pas. Ses affaires l’appellent à Buenos-Aires et il convainc Latécoère d‘y aller avec lui. Et c’est là que, il y a tout juste 80 ans, va s’accomplir un miracle.

Vicente Almandos Almonacid, grand pilote argentin et grand ami de la France, a tout préparé. Il organise une rencontre avec le Président argentin Marcelo Torcuato de Alvear, qui les écoute et demande qu’un projet de contrat lui soit soumis très vite. Les trois hommes le préparent la nuit suivante et c’est Almonacid qui le rédige. Le Président donne son aval. Le contrat définitif de 21 articles sera signé le 8 février 1927 et officiellement ratifié le 16 juin. Ce succès va débloquer toute la situation, amenant le Brésil à consentir le 9 mars 1927 puis à confirmer le 6 décembre une autorisation de desserte et d’emport de poste, renouvelable annuellement. L’Uruguay, déjà favorable, coopère aussi (16 juin 1927).

Latécoère rentre en France fin février 1927 avec une autre raison d’apaisement. Marcel Bouilloux-Lafont, initialement sceptique, a réfléchi. Il a observé la foi des hommes qu’il a côtoyés pendant trois mois. Il vibre avec eux. Il prend conscience du potentiel de progrès que représente l’aviation postale pour la partie du monde où il se trouve, et en vérité pour le monde entier. Il a la vision de cet avenir. Revenant sur sa réticence initiale il exprime son accord de principe sur l’idée de prendre le relais.

Le 11 avril 1927, la propriété de la Compagnie Générale d’Entreprises Aéronautiques passe pour 93% de Pierre Georges Latécoère à Marcel Bouilloux-Lafont. Elle prendra le 20 septembre suivant la nouvelle raison sociale de Compagnie Générale Aéropostale. L’épopée peut continuer.

Poursuivant l’oeuvre de son prédécesseur, Bouilloux-Lafont développe les infrastructures nécessaires à l’établissement de liaisons régulières entre l’Argentine et le Brésil. Les infrastructures se mettent progressivement en place, des terrains sont sélectionnés sur le littoral pour accueillir les aéroplaces d’escale et l’exploitation commerciale de la ligne Buenos Aires-Natal débute en novembre 1927. Deux ans plus tard est créée une filiale régionale, l’Aeropostal Argentina, dont l’objectif est de créer de nouvelles lignes en direction des pays voisins.

L’Aéropostale explore l’Amérique du Sud jusque dans ses contrées les plus reculées : Santiago du Chili, le Paraguay et même la Patagonie, dont la liaison avec Buenos Aires est inaugurée par Antoine de Saint-Exupéry.

Le courrier doit passer

Sur l’une des routes aériennes les plus difficiles du monde en raison de la violence des vents, se forge la légende des pilotes de l’Aéropostale. Bravant tous les dangers, ils acheminent le courrier par delà les sommets de la Cordillères des Andes. En mars 1929, Mermoz manque de perdre la vie au cours d’une liaison entre l’Argentine et Santiago du Chili. Une panne de moteur le contraint à atterrir sur un plateau situé à 3000m d’altitude. Trois jours vécus dans des conditions extrêmes permettent d’effectuer un dépannage de fortune. L’avion repart enfin et se pose en vol plané dans la vallée la plus proche. Son camarade Saint-Exupéry dira de lui: “ainsi Mermoz avait défriché les sables, la montagne, la nuit et la mer. Il avait sombré plus d’une fois dans les sables, la montagne, la nuit et la mer. Et quand il était revenu, c’était toujours pour repartir”. La presse relate les exploits de ces pilotes intrépides. Les sud-américains les célèbrent comme des héros, des chansons sont écrites qui vantent leurs prouesses.

« Ce que j’ai fait, aucune bête ne l’aurait fait »

Un an plus tard, le vendredi 13 juin 1930, c’est Henri Guillaumet qui se trouve contraint à un atterrissage de fortune de son Potez 25 à la “Laguna del Diamante” au cœur de la Cordillère des Andes, piégé dans une cuvette entourée d’une ceinture de vieux volcans hauts de 4 000 mètres à 5 000 mètres. Animé par un instinct de survie incroyable, il marchera pendant trois jours et trois nuits avant d’être aperçu et sauvé par un jeune berger argentin de 14 ans, Juan Garcia. Celui-ci est aujourd´hui âgé de 91 ans et habite à Mendoza. Il a été décoré de la Légion d’honneur par Jacques Chirac en 2001. “Ce que j’ai fait, je te le jure, aucune bête ne l’aurait fait” commenta Henri Guillaumet à son ami Antoine de Saint-Exupéry venu le retrouver après cette dramatique aventure.

Après l’Aéropostale… Air France

A l’apogée de son activité, l’Aéropostale est un projet modèle géré selon des critères élevés de sécurité. Ses horaires sont presque parfaits en dépit des risques encourus par les appareils, notamment dus aux aléas climatiques. Des investissements considérables ont permis en une dizaine d’années de constituer un patrimoine conséquent de terrains d’aviation et d’installations radio implantés sur trois continents. Cette organisation irréprochable tire également sa force du dévouement sans faille affiché par le personnel.

Pourtant, la fin de l’âge d’or est proche. En 1931, le gouvernement français retire les subventions accordées à l’Aéropostale, sur lesquelles reposait la rentabilité des lignes. La fin des subventions implique l’arrêt définitif des liaisons entre la France et l’Amérique du Sud. Le patrimoine existant est intégré dans une nouvelle société créée pour l’occasion, la S.C.E.L.A., ancêtre de la compagnie nationale Air France.

En dépit de ce triste épilogue, l’Aéropostale, véritable épopée des temps modernes, conserve une place sans égale dans la mémoire aéronautique. Les hommes qui l’ont rendu possible ont inscrit leur nom dans l’histoire. Certains y laissèrent leur vie, d’autres purent relater ces faits héroïques. Nul n’y parvint mieux qu’Antoine de Saint-Exupéry, qui fît passer à la postérité les exploits de ses camarades disparus.

“Alors seulement, du haut de nos trajectoires rectilignes, nous découvrons le soubassement essentiel, l’assise des rocs, de sable et de sel, où la vie, quelquefois, comme un peu de mousse au creux des ruines, ici et là, se hasarde à fleurir.”

François ELDIN

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