La Nuit des Idées : Ostende, Jour 1

Jérôme Guillot, le collaborateur de Trait-d’Union, présent à « La nuit des idées », rapporte de façon amène au lecteur, ce qu’il a vu, écouté et vécu.

Le parador au petit matin

14h45

Le contraste entre le calme des rues ensablées dans la petite station balnéaire d’Ostende et l’effervescence du salon principal de son « Vieil hôtel » est saisissant. Si ce n’était un double barrage policier bloquant l’accès à l’hôtel, qui pourrait croire qu’à l’intérieur de l’édifice centenaire, les derniers préparatifs d’un événement culturel majeur qui se déroulera dans plus de deux cents places du monde en sont à leurs ultimes soubresauts ?  Va et vient incessants où se croisent porteurs de valises, estivants, organisateurs, techniciens, officiels argentins et représentants de la délégation française en Argentine dont Claudia Scherer-Effosse, l’ambassadrice de France, futurs participants au regard encore un peu perdu et étonné à la recherche de repères, techniciens affairés dans les dernières prises de micros et d’installation d’ordinateurs.

15h15

C’est l’inauguration officielle de la « Nuit des idées », quatrième du nom, de ce côté- ci de la planète. Dans la salle du bar, comble et bien trop petite pour accueillir tout le monde, on reconnaît quelques têtes connues et croisées l’an passé : Rep, Alejandro Katz. Ces quatre journées ambitieuses, puisque après deux jours à  Ostende, toute l’équipe se déplacera à Mar del Plata, permettront un moment de rencontre entre des intellectuels français et argentins recouvrant un maximum de champ d’investigation. Un « moment d’enrichissement mutuel » selon les mots de l’ambassadrice qui ouvre officiellement l’événement.

C’est dans un lieu empreint de vie et d’histoire que se dérouleront ces moments de réflexion. Entre ces murs, où dormirent Silvina Ocampo, Adolfo Bioy Casares et Antoine de Saint Exupéry, pour ne citer que les plus célèbres, c’est tout un siècle qui témoigne et trace un passé donnant au lieu toute sa dimension et rend propice à la réflexion.

Les prises de paroles se succèdent, entrecoupées par les interventions du Conseiller culturel et de coopération Yann Lorvo, véritable tête pensante du projet. Chacun des intervenants y va de son petit mot. Si, d’un côté, on ressort une vision culturelle commune entre la France et l’Argentine, d’autres se risquent à comparer « une » Nuit se déclinant en « quatre » jours et commençant en début d’après-midi (à cause du décalage horaire ?) pour se terminer en début de soirée. Le concept de « nuit », moment d’obscurité est aussi celui de la créativité : lorsque l’ouvrier travaille toute la journée, il lui reste le temps nocturne pour laisser s’envoler son esprit dans un sens plus artistique et libérateur. Pour les aborigènes d’Australie, le temps nocturne se caractérise par un moment  où l’on est capable de tout, contrairement à son opposant diurne. Moment ambivalent, empreint de mystère et de richesse, donc. Comment intégrer la nuit dans sa propre existence ?

Cette année, le fil rouge de  ces journées-nuitées  tournera autour de « l’être vivant » ce qui déjà, en espagnol, peut se décliner en deux formes différentes : « Ser viviente, estar vivo ». Le sens de « être », en français contient les deux sens du double verbe espagnol : je serai, j’étais…  Un bon début.  Penser l’humain vivant  et ses limites dans lequel  le dialogue entre les êtres est prédominant. Après ces envolées, l’ « intendente » de Pinamar se risque ensuite à nous remettre dans une réalité plus prosaïque insistant sur un regard que l’homme doit reporter de manière urgente vers la nature, parce que notre existence actuelle est peut-être à la croisée des chemins et qu’il est grand temps d’en prendre conscience. Vaste projet… Il suffit de s’intéresser à ce qui se passe sur notre planète presque chaque jour, pour voir qu’il n’est plus temps de tergiverser.

16h00

L’anthropologue française Carmen Bernand, qui vécut 25 ans en Argentine ouvre le feu. Elle insiste sur le fait que l’Homme est un être social et que cette sociabilité s’accompagne de règles basées sur la réciprocité, de la transmission et de l’inclusion  du sens, un sens de l’existence, dans un ensemble possédant lui-même une âme. Pourtant, en observant notre modernité actuelle, elle nous met en garde car de profonds changements secouent notre existence et apportent de dangereuses modifications dont nous n’avons peut-être pas tout à fait encore conscience. Mais l’aurons-nous un jour ? Selon elle, certains éléments essentiels sont en train de disparaître (la voix), d’autres voient leur essence se modifier (l’amitié), les notions de temps et d’espace tendent à se rapprocher tandis que le rapport au politique, symbolisé par l’usage du « tweet », semble maintenant se détacher d’une analyse profonde. Nous nous retrouvons entre vérité et mensonge et nous n’en distinguons plus très bien les frontières. Elle nous met donc en garde d’un risque de déconnexion avec l’héritage de notre passé qui se transmettait de génération en génération, de la perte de vieux concepts de base de ce que nous sommes. Elle termine, en nous donnant ce conseil : « Continuez à consulter les vieux livres ; ils ne sont pas obsolètes. »

17h00

Après ce premier en-cas un tantinet pessimiste mais difficilement niable, place au rêve avec Nathalie Fillion. Direction le jardin de l’hôtel pour se donner un peu d’air et sentir le froid vif qui s’abat tout d’un coup sur la station balnéaire. Loin des grands discours, elle nous met la main, ou plutôt la plume, à la pâte. Justement, tout à l’heure, nous parlions de la nuit et des rêves or, selon Nathalie Fillion, le rêve est partie intégrante de notre corps. C’est aussi une chose totalement individuelle, un grand « Je » en quelque sorte mais que nous pouvons partager. Alors voilà, il faut en dix minutes, écrire un rêve (chose absolument impossible à ce moment de la journée pour l’auteur de ces lignes), s’inventer un nouveau nom qui nous parle et, dans le texte écrit, souligner une phrase paraissant significative à nos yeux. Il faut ensuite réécrire un texte dans lequel on doit dire où et quand on est né, y incorporer notre nouveau nom et notre belle phrase. Mélanger le tout et on aura un cocktail de première main. Ensuite, chaque participant qui s’est pris au jeu lira son texte puis ira l’accrocher à un fil. Espérons que le vent froid ne l’emporte pas !

A écouter les textes qui s’égrènent, chacun en tirera ses propres conclusions. Les miennes ? Que le rêve fait bien partie de notre vie et que, peut-être, il a souvent à voir avec le moment de notre arrivée en ce monde…

Mon texte ? Bon, si vous insistez…

Je m’appelle Pedro Chinchoro, je suis né un 24 mai à Paris dans un hôpital du XVIème arrondissement et là, je commence à entrevoir la frontière.

17h00

Retour dans la salle du bar avec l’historien Jean Frédéric Schaub, spécialiste de la notion de race.

On le sait, et les biologistes nous le disent dès qu’ils le peuvent, le terme explicite de « race » n’existe pas. Ce constat n’empêche malheureusement pas  qu’un des concepts  humains les plus, si ce n’est le plus, maléfiques et pernicieux de continuer à semer son poison fielleux parmi nous. J’ai nommé, le racisme.

Comme très prochainement nous pourrons lire une interview, que Jean-Frédéric Schaub nous a gentiment concédée dans les murs de l’hôtel, nous irons ici à l’essentiel, c’est-à-dire une hypothèse que Schaub a construite à la suite de ses nombreuses études historiques, axées principalement sur la zone de la péninsule ibérique.

Nous sommes en 1492. Cette date n’est pas seulement célèbre parce qu’elle correspond à la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. 1492, qui marque le passage entre Moyen-Age et Renaissance, c’est aussi, en Espagne, l’année de l’édition de la première grammaire en espagnol, la fin de la reconquête de la péninsule aux dépens des Arabes et l’expulsion des juifs de ce même territoire espagnol. C’est sur ce dernier point que Schaub s’arrête.

Les Espagnols chrétiens décident de traiter de la question juive de la façon la plus radicale qui soit : soit ils quittent le pays, soit ils se convertissent au christianisme. Ce que font certains, d’autres non. Quarante ans plus tard, les chrétiens ne veulent plus que leur sang se mélange avec celui des chrétiens juifs convertis parce que justement, malgré leur conversion, ils gardent du sang juif. Apparaît alors le concept de la pureté du sang, de la race avec laquelle plus rien ne peut être changé. Si l’on a été juif, donc de sang juif, malgré une conversion quel que soit son degré de sincérité, on restera juif car de sang juif.

Le racisme est né.

Les débats reprendront demain jeudi à quinze heures.

Jérôme Guillot

(Envoyé spécial de Trait-d’Union) 

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