Sophie Spandonis à la Nuit des Idées

« Un être vivant est un être immanquablement blessé et, dans le meilleur des cas, guéri, reconstruit. »

Sophie est née à Paris mais vit et travaille à Buenos Aires. Titulaire d’un doctorat en littérature française, elle a été professeure pendant plus d’une décennie au sein d’universités françaises. À Buenos Aires, elle a commencé une formation artistique au sein des ateliers de plusieurs artistes locaux et a été l’assistante de Leandro Erlich, artiste contemporain argentin. Aujourd’hui, elle se consacre à la fois aux arts visuels et à la diffusion de la culture française contemporaine en Argentine. Son travail artistique croise la photographie, la peinture et les techniques textiles.

TdU : En quoi votre travail s’inscrit-il dans cette thématique “Etre vivant” ? 

S.S : Quand on m’a parlé de cette thématique de l’être vivant, ou d’être vivant, j’ai tout de suite mis cela en relation avec le fait que pour moi – et c’est un des axes sur lesquels porte mon travail artistique depuis presque dix ans, – un être vivant est un être immanquablement blessé et, dans le meilleur des cas, guéri, reconstruit. Et je conçois d’une certaine manière la vie comme une suite de blessures et de guérisons ou de reconstructions. Evidemment, il faut prendre cela non seulement au sens strict de blessures ou éventuellement de maladies physiques mais surtout de blessures psychologiques, morales qui nous construisent tout au long de notre vie. Je suis partie donc de cette idée qui est vraiment centrale pour moi. Je la traduis par des représentations de cicatrices qui sont, là aussi, métaphorisées le plus souvent, par le fait que je travaille avec du textile et essentiellement avec ces outils très simples que sont le fil et l’aiguille, deux éléments qui appartiennent aussi au domaine de la chirurgie et que tout cela se rencontre sur ce terrain. C’est ce que j’ai expliqué hier lors de mon intervention en montrant quelques photos de mon travail et puis c’est ce que j’ai exploré à Ostende dans la performance que j’ai proposée.

TdU : Pouvez-vous justement nous parler de cette performance ?

S.S : Il s’agissait d’une action participative, d’environ une heure et demie, où j’ai invité une quinzaine de personnes à travailler toutes ensemble sur un grand morceau de tissu qui faisait à peu près deux mètres sur deux. Je l’avais intervenu auparavant dans mon atelier en le coupant, en faisant des trous, en le brûlant ; il y avait toutes sortes d’altérations du tissu. J’ai invité ces personnes à se mettre en rond autour de ce tissu et à utiliser des outils très simples que je leur avais donnés au préalable : des fils, des aiguilles, d’autres morceaux de tissus pour faire des raccords, du scotch, de la colle, des agrafes, des choses vraiment basiques. Et à partir de là, j’ai demandé à chacune des participantes (il n’y avait que des femmes, ce qui est souvent le cas lorsque l’on touche au textile) de travailler un coin de la toile à sa manière mais avec l’idée de la guérison, en silence, recommandation sur laquelle j’ai beaucoup insisté parce que je voulais que cela soit quelque chose d’introspectif. Je voulais en effet provoquer un type de rencontre qui passerait par le corps, les sens. Pendant ce temps-là, je lisais de temps à autre des textes d’artistes ou de poètes ou d’écrivains qui eux-mêmes avaient parlé de la relation entre l’art ou l’écriture et la guérison. Je leur ai lu des poèmes d’Alejandra Pizarnik, de Juan Gelman, des textes de Frida Kahlo, de Louise Bourgeois… C’était un accompagnement flottant ce qui, apparemment, leur a beaucoup plu.. Il s’est vraiment passé quelque chose de très fort dans cette salle, comme toujours quand on fait quelque chose ensemble. Auparavant, j’avais demandé à changer le lieu de l’atelier qui devait se dérouler dans un endroit beaucoup plus grand, beaucoup plus froid, isolé et on m’a proposé de le faire finalement dans une toute petite salle, si bien que malheureusement certaines personnes qui voulaient rentrer n’ont pas pu le faire mais il y avait quelque chose à la fois de très enveloppant et de très inconfortable dans cette salle. L’inconfort faisait absolument partie du processus parce que travailler sur la blessure, la guérison et la réparation ne sont pas des choses confortables. Ce que m’ont dit certaines des participantes à la fin, c’est qu’elles avaient fini par oublier l’inconfort. Il se passait quelque chose de beaucoup plus fort entre toutes et finalement, l’inconfort physique devenait quelque chose de complètement secondaire.  C’était aussi une manière de s’impliquer avec son corps. De partager quelque chose, non seulement avec les mains mais vraiment avec le corps entier. J’ai gardé le tissu qui a été travaillé. Je vais tenter à nouveau cette expérience dans d’autres endroits, d’autres contextes et avec un autre public. Ensuite, peut-être qu’un jour je ferai quelque chose avec ces tissus qui ont été intervenus mais c’était très intéressant de voir comment chaque personne s’appropriait les consignes et les outils très simples tout en générant beaucoup de sens.

TdU : Comment avez-vous vécu ces quatre journées de la “Nuit des idées” en tant que participante?

S.S. : Très bien ! C’est une occasion pas si courante d’échanger avec des gens que l’on n’aurait pas forcément l’occasion de rencontrer dans d’autres contextes. Il y a des gens de théâtre, des littéraires, des gens provenant des sciences humaines, des sciences dures, des philosophes, des anthropologues etc.  C’est non seulement très intéressant de les écouter quand ils font leur exposition, mais aussi d’échanger avec eux au quotidien, de façon informelle, lors des repas ou en se promenant… On se rend compte que l’on a toujours des terrains d’entente, des centres d’intérêts, des vécus communs mais qui ne sont pas toujours ceux qu’on pensait au départ. Et c’est toujours intéressant de voir comment cela fonctionne. Par ailleurs, je pense que je pourrais répondre profondément à cette question dans quelques semaines, ou quelques mois voire quelques années parce que le fruit de rencontres comme celles-ci, d’événements de ce type, on le mesure toujours bien plus tard. C’est beaucoup plus tard qu’on se rend compte de l’enseignement qu’on a en tiré, et des fruits éventuels qui en sortiront ou non, cela, on ne peut pas le savoir à l’avance. Je pense que c’est aussi quelque chose qui s’inscrit dans un moyen terme ou dans un long terme. Mais en tout cas, c’est une vraie chance d’avoir été invitée à participer à La Nuit des Idées, d’avoir échangé avec le public et avec des gens d’horizons tellement différents, tous des spécialistes intéressants dans leur domaine, et intéressants comme personnes. C’était très détendu et très agréable.

Propos recueillis par Jérôme Guillot

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