#Je reste à la maison

JOUR 10. L’autre jour, je revenais d’une de mes rares sorties dans mon quartier, dorénavant devenu un presque no man’s land.

Arrivé au coin de la rue, là où se trouve un bar, justement, un de ces fameux bars-restaus bien criollos si caractéristiques de la vie porteña, comme on les aime : salle sobre en forme de « L », lumière blanche et ambigüe, tables et chaises en bois sombre placées sur toute la façade longeant le trottoir, composée de fenêtres vitrées et encadrées du même bois que celui du mobilier, comptoir en face sur le mur opposé, sombre lui aussi, sur lequel reposent, dans des récipients souvent fatigués, ronds au fond jaune et recouverts d’un plastique transparent, quelques pebetes de jamón y queso ou des media lunas de grasa o de manteca; ces lieux où se mélangent les odeurs de café (parfois brûlé), de fritures (d’huile à changer) et de pizzas (ces pizzas bien épaisses et grasses) ; où les garçons debout, en chemise blanche et pantalon noir, parfois aux cheveux gominés et pas toujours tout jeunes (même si cela tend à évoluer avec les années…) paraissant interchangeables quels que soient ces lieux de la ville que l’on fréquente, sont prêts à fondre sur vous pour prendre votre commande tout en regardant de l’autre côté de la vitre, un peu comme s’ils étaient toujours ailleurs, rêvant peut-être d’un autre lieu, d’une autre vie, d’un autre monde…

Signe des temps modernes, un énorme écran aux couleurs criardes, branché habituellement sur un match de foot ou plus rarement sur les infos en continu, vient casser l’harmonie du lieu et cette ambiance générale un peu surannée. Tous les cafés de Buenos Aires, ou presque, ont pris ce pli, hélas. Nous ne pouvons plus vivre sans être envahi par le son et l’image.

Tout juste au coin du bar, donc, à la esquina, vient soudain me frôler à toute vitesse un gros rat noir sortant d’une bouche d’égout pour se précipiter dans une autre. Je ne l’avais pas vu arriver tellement il allait vite si bien que la surprise, et la peur peut-être, m’ont envahi un temps après. Ce qui est surprenant, c’est que nous sommes en pleine journée. Je repense à toutes ces vidéos d’animaux qui investissent nos villes devenues vides et silencieuses : des sangliers, des biches, des ours, des carpinchos… Mais là, il ne s’agit pas d’une occupation venue de l’extérieur de la cité mais plutôt de son sous-sol dont les rats sont pratiquement maîtres. Un peu surpris, je continue ma marche puis, changeant d’avis, je reviens sur mes pas pour parler avec un des garçons qui est là (le bar reste ouvert pour les services à domicile) et je lui dis ce qui vient d’arriver. En voyant son expression, je ne sais pas s’il a l’air surpris, abattu ou résigné mais en tout cas, il met un certain temps à réagir. Je lui montre où la bestiole a disparu. En se lamentant, il y va, jette un œil, action inutile autant que dérisoire. Puis, grommelant, il retourne à ses affaires. Et je rentre chez moi.

(A suivre…)

Pierre Leheup

Photo : Susana Bravo

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