#Je reste à la maison

JOUR 46. Avec tout ce temps qui nous a été octroyé bien malgré nous, de sobra, dirait-on ici, voilà une bonne occasion pour nous enfouir dans nos propres souvenirs…

Des morceaux de vie. Les bons, les moins bons. En voici un, pris à la pêche. Sous forme de lettre.

Mon cher Gilles,

Notre première rencontre fut sans nul doute un jour capital autant pour toi que pour Laura puisque tu avais décidé de me rencontrer pour me demander officiellement sa main.

Il le fut aussi pour moi.

Je revenais tout juste d’un court séjour à Cracovie en Pologne. Depuis longtemps, je désirais voir de mes propres yeux le camp d’Auschwitz, le camp de l’horreur. Cette époque de ma vie m’avait donné la possibilité d’accomplir cette promesse.

Le lendemain de mon retour —c’était un samedi—, nous devions nous retrouver près de la gare Montparnasse où un train m’attendait un peu plus tard pour m’emmener en province. Je me rappelle parfaitement de cette journée car, en plus du moment solennel qui m’attendait avec vous deux, je laissais une période de ma vie derrière moi ; sans le savoir encore vraiment. Mais cela, c’est une toute autre histoire.

Je dois t’avouer qu’au début, le but de cette rencontre m’avait laissé quelque peu perplexe. En effet, ton désir de me demander officiellement la main de ma fille m’apparaissait quelque peu suranné, démodé, hors de propos pour nos temps modernes. Depuis belle lurette, les jeunes prennent leurs décisions sans demander l’aval de leurs parents et puis tu imagines bien que, si j’avais répondu par la négative à ta requête, je ne pense pas que ma sentence contraire aurait eu un quelconque effet sur la décision que vous aviez prise. Toutefois, intrigué et amusé, j’acceptai de me prêter au jeu. Et puis, il fallait bien que je connaisse un jour le futur époux de ma fille aînée !

Et nous voilà donc tous les trois, dans un de ces typiques restaurants parisiens de bordure de gare à l’ambiance chaude si caractéristique et qui n’existe nulle part ailleurs, où l’espace est compté au millimètre près (A tel point qu’une fois installé sur sa chaise, on sait qu’en bouger avant d’avoir fini son assiette relève du tour de force.), où se mélangent cliquetis de couverts, bruits de verres et d’assiettes, conversations feutrées des convives, voix de commande impérieuses des serveurs (dont le va-et-vient incessant dans la salle, jonglant avec leur plateau entre les tables, donnerait presque le tournis si on s’amusait à fixer notre attention sur eux), chuintement continuel de la machine à café, couinement de la porte donnant accès aux cuisines. L’accueil efficace du préposé à notre table mêlait le désir de nous servir au mieux tout en gardant une certaine distance, bien française, avec le client (Pour les non-initiés, on juge avec erreur qu’il s’agit d’arrogance.) et au plus vite (Façon aussi de nous indiquer que nous étions les bienvenus mais que le temps pressait et qu’il serait bien que cette place, dans une heure, une heure et demie tout au plus, fût occupée par d’autres clients.), ce qui ne l’empêchait pas de garder un œil, toujours, en direction des autres tables, au cas où…

Hormis ta demande officielle, à laquelle je répondis platement, introduisant ma phrase par un « oui » de circonstance auquel succéda une suite de mots bredouillés sans queue ni tête —mais il fallait bien dire quelque chose—, je ne me rappelle plus très bien, dans les détails, ce que nous nous sommes racontés ce jour-là. Les banalités habituelles sans doute : comment vous voyiez votre avenir, le travail que tu faisais (Je t’avoue aujourd’hui que je n’ai pas très bien compris…), celui de Laura, les préparatifs du mariage peut-être, l’appartement où vous alliez vivre, vos projets. En fait, l’important était ailleurs. Ce qui comptait, c’était de sentir entre nous un réel bien-être pendant cette courte parenthèse de notre existence. Un moment où, alors qu’autour de nous la vie continuait, intense, nous étions là, tous les trois à notre table, en train de deviser tranquillement, loin de tout, hors du temps. Les mots étaient inutiles, les regards suffisaient. En voyant vos deux visages radieux, confiants (il devait transpercer aussi un peu d’appréhension), je ressentais les années passées avec, peut-être, une certaine nostalgie mais aussi beaucoup de tendresse. Je tâchais d’entrevoir, en vain, celles à venir et ce moment présent, où tu sens que tes enfants grandissent, que toi, tu vieillis et qu’après tout, ce n’est pas si mal. Un moment charnière donc. Je revois cela comme un doux instant fragile de bonheur. Une fois dehors, il faudrait repartir au combat.

Je ne te remercierai jamais suffisamment d’avoir eu l’idée de cette rencontre atypique. Grâce à toi, d’une certaine façon, tu m’as donné la possibilité de me rapprocher un peu plus de ma fille après des années de relation difficile. Le processus était déjà en marche, bien sûr, mais ce repas lui a donné un grand coup d’accélérateur.

Mais cela aussi, c’est une autre histoire.

(A suivre)

Pierre Leheup

Photo : Susana Bravo

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