Lunfardo : le registre du tango

Nous avions mis l’accent sur le registre de la prostitution d’origine française. Donnons cette fois (littéralement) au lunfardo d’origine française ses lettres de noblesse.

descargaA la fin du 19ème siècle, et encore aujourd’hui pour certains invétérés de la haute société argentine, Paris incarne l’élégance, le raffinement, le bon goût. Les plus fortunés voyagent à Paris et ceux qui n’ont pas cette chance parlent au moins le français à la perfection. De nombreux écrivains argentins se sentent obligés de truffer leurs textes de français : Victoria Ocampo écrivit ses premiers ouvrages en français, lesquels furent traduits seulement par la suite en espagnol. Face à cette fascination exacerbée pour Paris, les danseurs et musiciens de tango argentins se devaient de se rendre dans la ville légendaire pour y faire carrière. C’est ainsi que le tango fait son apparition dans les salons parisiens, épuré dit-on, de son trop plein de sensualité de peur d’effaroucher les “gens de la haute”.

En effet, malgré son exotisme et sa lascivité attrayante, la revue argentine “PBT ” du 22 septembre 1913 commente qu’à Paris “on a ôté au tango toute sa saveur au point que n’importe lequel de nos faubouriens aurait honte de le danser ainsi. Le tango de nos bastringues, avec son déhanchement et son galop, n’est plus qu´une vieillerie à côté des petits pas gracieux et des virevoltes des danseurs parisiens qui dansent en dégustant de la crème chantilly au lieu de boire le classique genièvre de nos bastringues”.

Enfin, tout épuré qu’il soit, le tango séduit la petite noblesse parisienne et ne tarde guère à se propager dans les fêtes de provinces et les pays alentours. La nouvelle, en Argentine, fait l’effet d’un coup de poignard dans le cœur de l’aristocratie la plus puritaine. Comment cette milonga frelatée aux relents de lupanars peut-elle faire rage à Paris et s’exhiber en tant que l’expression d´une identité argentine ? Mais le succès du tango est tel que des bas-fonds aux “conventillos”, il va entraîner dans sa danse les Argentins les plus réticents à ses déhanchements endiablés. De son voyage outre-Atlantique le tango va ramener dans ses textes des expressions et des termes français témoignant des échanges linguistiques et culturels qui se sont produits alors entre Paris et Buenos Aires. Le tango dans cette grande victoire avait son mot à dire ! Ses paroles lunfardesques se dotent d’un lexique de la coquetterie et de l’élégance d’origine française.

Voici les termes que nous retiendrons dans cette chronique : hacer franela, beguén, vulevú, cachet et chiqué.

Beguén

“Llegando la noche recién te levantas y sales ufano a buscar un beguén.” / Dès que la nuit tombe, tu sors avec arrogance à la recherche d’une amourette. Paroles de tango d´Azucena Maizani, 1928.

Très proche du français, béguin s’emploie de la même façon qu’en argot français. Il désigne un caprice amoureux, vif, quoique passager et vient du verbe embéguiner au figuré : “se mettre quelque chose dans la tête, se coiffer de quelqu’un, de quelque chose”.

Hacer franela

L’expression hacer franela naît de l’association du terme flanelle (qui désigne un tissu léger et vaporeux, très peu rigide) et du verbe flâner. La mollesse de la flanelle associée à l’activité improductive ont donné lieu à l’expression joliment imagée faire flanelle littéralement traduite par Hacer franela en lunfardo et qui au début du XIXème siècle désignait toute personne qui se contentait de converser avec une fille de joie, sans jamais consommer. L’expression s’applique également à toute personne qui regarde sans passer à l’action ou également à l’impuissance masculine. Par extension, le terme franela désigne les caresses et ser franela signifie être flatteur.

C’est en 1888 que Vincent Van Gogh dans Lettre à Théo écrivit ” (…) j’écris en hâte nous avons des tas de travail, nous avons lui [le peintre Paul Gauguin] et moi l’intention d’aller très souvent faire flanelle dans les bordels pour les étudier”.

Vulevú

Le Vulevú transcrit en lunfardo, tels que les Argentins l´entendaient, s´emploie lorsque l´on veut signifier une amabilité excessive, exagérée ou pour parler d´une personne qui aime se divertir. Avec ce terme a été construite l´expression Vulevú con soda qui désigne par extension la fête, la diversion, l’ostentation.

Cachet – chiqué

Tener cachet signifie avoir du chic, de l’originalité. Tandis que le chiqué désigne l’esbroufe, le bluff. Dans l’argot des voyous, chiquer signifiait en 1870 “feindre, mentir”. Le chiqueur étant le simulateur, le compère. Cette définition aurait dérivé de l’image du chiqueur de tabac. En effet, le fait de gonfler la joue avec la pointe de la langue (simulant une chique) signifiait que ce que l’on venait de dire n´était pas sérieux .

Je vous quitte sur ces célèbres vers d’Enrique Cadícamo dans son tango Compadrón.
Bonne lecture!

En la timba de la vida / A la roulette de la vie
Sos un punto sin arrastre / T´es un boulet qui se traîne
Sobre el naipe salidor / Sur le numéro perdant
Y en la cancha de este mundo / Et sur le ring du monde
Sos un débil pa´l biabazo, / T´es une chiffe pour la castagne
Y el chamuyo y el amor / L´amour et le boniment
Aunque busques en tu verba / Même si tu cherches, dans ton bagout
Pintorescos contraflores / Des fioritures pittoresques
Pa munirte de cachet, / Pour avoir de la classe
Yo te digo a la sordina / Moi, j´te dis en douce
Dios te ayude compadrito / Que Dieu te vienne en aide, compadrito
De papel maché. / De papier mâché.

Julie Coupet

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