#Je reste à la maison

JOUR 7. Le premier jour, dans la rue, régnait parmi les passants une certaine sidération. Bien sûr, être confiné par un ennemi invisible pendant au moins quinze jours, probablement plus encore, comment ne pas se rendre compte que quelque chose a changé ? Mais comment le comprendre ? Comment saisir ce nouveau quotidien de semi-liberté ?

Devant ce défi imprévu, inespéré, invraisemblable, à défaut de masque, on cherche ses marques. Certains adoptent l’attitude de la nonchalance un peu comme si, après tout, rien n’avait vraiment changé. Pourtant, difficile de l’ignorer : beaucoup de magasins sont fermés ou à moitié ouverts comme la pharmacie, le quincailler, le restaurant du coin de la rue. Et dorénavant, pour entrer dans les rares magasins d’alimentation, il faut faire la queue dehors. D’autres regardent un peu partout, l’air comme ébahis, la mine circonspecte, conscients peut-être de vivre un moment exceptionnel, historique.  D’autres enfin (prévoyants pour certains, névrosés pour d’autres) ont déjà avalé à toute vitesse les consignes de base qu’ils affichent avec une certaine ostentation: gants, masque et distance respectable, voire petit pas de deux lorsqu’un imprudent s’approche un peu trop du périmètre de sécurité, regardant l’ « Autre » un peu de travers, un peu en chien de faïence, un peu comme si, par ce regard suspicieux, nous étions, déjà, tous porteurs d’un virus qui, pour l’instant, n’était présent que dans le corps de quelques centaines de personnes sur 44 millions d’habitants. Un mètre d’écart donc, un mètre qui tend même à se dilater au fil des jours, à rendre jaloux le mètre-étalon exposé place Vendôme ! On peut entrer” de a cinco, de a dos. ¿Sacaste el numéro? No. Bueno no importa, podés pasar adelante, igual tenemos tiempo, ¿no?”  Un petit sourire timide en guise de réponse, sans un regard, ou alors fuyant, et mon interlocutrice se replonge dans son portable qui ressemblerait presque à un havre de protection et de sécurité loin des risques de contagion.

Il y a pourtant des rencontres humaines et animales. Dans un « chinois » je me retrouve avec une vieille connaissance de travail. « Ah salut, comment ça va ? » On insinue le geste de se serrer la main mais, tout d’un coup, demi-seconde salvatrice, nous nous rappelons tous deux les consignes. Temps d’hésitation. Regard. Sourires. Bon. Optons pour le « coup de coude ». C’est alors que, derrière son masque, une employée se dirige à grands pas vers nous. On ne comprend pas très bien ce qu’elle dit tellement le débit de parole est rapide ; le masque et l’accent n’arrangeant pas les choses. Mais on imagine tous les deux, penauds, le sens de ses propos : nous avons enfreint les règles : pas de conversation à l’intérieur ! Elle est tellement furieuse que, pour mieux s’égosiller, elle descend son protecteur laissant apparaître une rangée de dents menaçantes. J’ôte de moi l’idée inquiétante des fameuses gouttelettes qui doivent sortir de sa bouche même si, instinctivement, nous avons un geste de recul. On ne sait jamais. Confus, nous nous saluons de la tête puis chacun repart de son côté, dans un couloir différent et vide, de préférence.

Chez le verdulero, l’engueulade éclate entre les dueños. Vue la taille du lieu, on ne doit pas être plus de deux sans compter les employés. Mais c’est difficile parce qu’il y a aussi un boucher et donc là, il y a deux files dehors avec des numéros différents et comme certains veulent aller aux deux étals, tout est un peu compliqué. Bref, au final, nous devons nous compter à cinq-six clients à peu près, neuf au total sous le regard noir du caissier. Soudain, un homme âgé, l’air pressé, apparaît depuis la réserve. A son intrusion, le caissier craque : « Pero papá, ¡si ya te dije que no podemos estar todos aquí en ese momento! No puede ser. ¡Anda atrás !” “Y bueno, répond le vieux, tenía que poner estas cajas ahí porque no hay más frutas.” (Ou légumes, je ne sais plus ce qu’il a dit vraiment mais le sens y est). Le fils (donc) : « Pero papá, eso lo podemos hacer después, no hay apuro. Ya te dijimos que no podemos estar todos ahí en el mismo momento. Anda atrás, por favor !” Oui, oui répond le vieux qui, de toute façon, finit d’installer ce qu’il était venu faire puis repart avec les caisses vides. Gros, gros soupir du caissier (Je suis juste planté devant son visage). Je paye avec ma carte, il la prend, mains nues —Vous savez ces mains courtaudes et trapues aux ongles un peu noirs d’homme habitué à décharger et charger des caisses qui traînent au fond du camion—, me donne le talon à signer, mains nues. Posé sur le comptoir, menaçant, je prends le stylo bille bleu que tout le monde doit toucher, main nue, au moins mille fois dans l’heure… Je jette un regard rapide pour vérifier s’il y a du gel dans le coin. Rien ! Résigné, je signe. Je serai bon pour rentrer « dare dare » à la maison, me laver les mains et reprendre ma respiration. Les courses sont finies pour aujourd’hui.

(A suivre)

Pierre Leheup

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