60ème anniversaire de la visite du Général de Gaulle et les «pierres» de l’enseignement français à Buenos Aires

Soixante ans se sont écoulés depuis la visite mémorable du Général de Gaulle à Buenos Aires et la création du Lycée franco-argentin Jean Mermoz.

Pose de la première pierre 

Une image du Général de Gaulle en Argentine le montre penché, truelle et seau à la main, en train de poser la première pierre du Lycée franco-argentin Jean Mermoz, geste inaugural qui d’ailleurs scellera définitivement le sort du Collège Français de Buenos Aires.

Le Collège des Crespin fut un bastion de l’éducation française entre 1937 et 1968, c’est, entre autres, là que fit toute sa scolarité le Petit Nicolas ou plutôt son créateur, René Goscinny. Le collège fut particulièrement apprécié par la communauté française et les familles argentines tant pour son environnement dans le quartier de Belgrano au 1900 de la rue Pampa, que pour sa discipline et son excellence académique.
En 1964, 980 élèves y poursuivaient des études françaises complètes, et chaque année 80 à 90 candidats obtenaient leur baccalauréat décerné par l’académie de Poitiers ; diplôme reconnu, depuis 1957, par les universités argentines. Malgré des professeurs détachés par l’éducation nationale française, ou les bourses françaises attribuées à quelques enfants, l’établissement n’en restait pas moins un collège privé tout à fait indépendant. Sans doute Gilbert Crespin, citoyen belge, et Germaine Crespin, née Richard, française, avaient de quoi s’enorgueillir de leur création. (1)

Le « caillou dans la chaussure » : Gilbert Crespin

Dans sa tournée latinoaméricaine le Général place haut l’étendard de la défense de la langue et de la civilisation françaises, en net recul face aux avancées de la langue anglaise et des produits culturels essaimés par les USA ; un rôle important pour la France, dont il fera un élément clé de sa politique étrangère à partir de 1962.

En Argentine, la démonstration la plus importante de cette politique sera la signature d’un accord de coopération culturelle, scientifique et technique paraphée par les deux ministres des affaires étrangères – l’Argentin Miguel Ángel Zavala Ortiz et le Français Maurice Couve de Murville-, c’est dans cet élan que la France désire, plus que jamais, inaugurer un Lycée français officiel comme il y en a déjà en Uruguay et au Brésil. L’obstacle jusque-là avait toujours été Gilbert Crespin, un homme extrêmement ferme dans ses convictions, qui, certes, défendait ses intérêts économiques mais aussi le travail auquel il avait consacré sa vie et tous ses efforts pendant près de 30 ans.

Crespin s’était toujours opposé à toutes possibilités d’entente ou de coopération proposées par les différents ambassadeurs et conseillers culturels français, jusqu’à ce que l’annonce de la visite officielle de de Gaulle entraîne une proposition inattendue de Francisco Rabanal, maire de la ville de Buenos Aires.

L’ambassadeur Jacquin de Margerie écrit le 21 août 1964 à Jean Basdevant, Ministre des affaires étrangères : “Un terrain très satisfaisant de 10000 mètres carrés vient de m’être offert. Sa situation en ville en bordure du quartier de Palermo et à distance immédiate des quartiers résidentiels ne saurait être meilleure […] Il s’agit d’une offre exceptionnelle qui ne se reproduira pas et que nous ne saurions laisser échapper.” (2)

Sur ce terrain de Gaulle posera la première pierre du futur Lycée franco-argentin, le 5 octobre 1964.

La visite officielle, un « ballet de dérobades »                                                 

Le 3 octobre 1964 le général est reçu par le président Arturo Illia et pendant trois jours les respectives diplomaties jouent les petites intrigues de palais au sujet des invitations et des présentations où il y aura un certain nombre d’absents et d’exclus.

Les “péronistes” répondent à la consigne du général Perón proscrit de la vie politique et prennent les rues en vociférant des slogans avec les noms des deux généraux et se heurtent à la police. De Gaulle veut rencontrer “le peuple” mais un cordon serré de gardes, craignant pour sa sécurité, l’en éloigne. Il remarque que les étudiants n’ont pas été invités à la faculté de droit pour écouter son discours, qu’Aramburu et Frondizi, les deux présidents argentins antérieurs qu’il avait reçu en France, n’ont pas été invités non plus à venir le saluer ; il s’occupera personnellement de les faire recevoir à la réception de gala dans la résidence de l’ambassadeur.

Lors de cette réception, les Crespin doivent se mêler de façon anonyme à la foule d’invités et n’auront pas l’opportunité de rencontrer personnellement le Général ; même Victoria Ocampo estime qu’elle n’aura pas été présentée correctement. Selon le témoignage de Robert Perroud, le conseiller culturel : “Le Général la salua d’abord au milieu de la foule, sans la connaître. Plus tard, alors que le public s’était clairsemé, elle vint vers moi et me dit :« Maintenant vous allez me présenter à votre Général.– Mais, chère amie, il me semble que c’est chose faite. – Mon cher, vous croyez que c’est ainsi qu’on présente Victoria Ocampo au général de Gaulle ? Elle revient, je la présente, et immédiatement son nom parle à la mémoire du Général qui se rappelle ce qu’elle a fait pour la culture française et pour des écrivains français pendant l’Occupation, et la salue au nom de la France en connaissance de cause ». (3)

La pierre angulaire du lycée : André Thévenin

Robert Perroud rencontre en novembre 1965, au Lycée Jules Supervielle de Montevideo, André Thévenin, cet homme deviendra le pilier indispensable pour mener à bout le projet du Lycée franco-argentin. C’est grâce à sa vision et à ses idées sur le bilinguisme, à son amabilité et à son patient labeur qu’il arrive à faire face tant à la supervision du chantier qu’à la rédaction d’un programme d’études divisé, en parts égales, entre les programmes français et argentin et trouve la solution du double baccalauréat valable tant en France qu’en Argentine.

Le chemin ne sera pas aisé. En 1966, par un coup d’État Juan Carlos Ongania prend la présidence du pays et entreprend tout de suite une réforme éducative frappant durement le monde universitaire et les études secondaires avec de tragiques conséquences. André Thévenin doit négocier avec de nouveaux interlocuteurs, d’abord avec Carlos Maria Gelly y Obes remplacé en 1967 par Juan Rafael Llerena Amadeo, ministres de l’éducation avec des positions nationalistes beaucoup plus fermées.

La validité du baccalauréat français en Argentine sera brutalement et unilatéralement remise en cause le 20 décembre 1966. (4)

Le 14 mars 1967 le gouvernement argentin ne reconnaîtra plus les études des programmes étrangers poursuivis pendant l’année en cours. Thévenin cherche une solution pour les élèves du Collège Français, soucieux des futures inscriptions au nouveau Lycée qui n’est pas encore inauguré : il propose d’inclure des matières du programme argentin dans les classes de secondaire mais Crespin refuse de changer son programme d’études.

Finalement le 18 décembre 1967 un dernier décret du gouvernement précise que : “ne seront plus reconnues par voie d’équivalence, à partir de 1968, les études complètes ou partielles suivies en Argentine selon des programmes étrangers.”  Crespin comprend alors qu’il ne lui reste plus qu’à fermer les portes de son collège, ce qu’il fera à la fin de l’année 1968.

En mars 1969 le Lycée franco-argentin Jean Mermoz ouvre ses portes avec 730 élèves provenant des collèges Crespin et franco-argentin de Martinez.

Voulu et lancé par De Gaulle, 60 ans après, le lycée continue à former des générations d’élèves dans l’esprit défini par Thévenin dans son discours d’inauguration : “ ce que nous avons voulu faire ici […] est une école qui vive dans un double honneur et sous une double loi et qui participe aux richesses des deux langues et des deux cultures […] dans le respect de l’autre […] Ce Lycée où se reflète cette dimension nouvelle de la liberté qu’on ne peut pas ne pas découvrir dans ce pays du Nouveau Monde, ouvre des perspectives nouvelles à l’imagination française.” (5)

Patricia Pellegrini
Ancienne élève du Collège Français de Buenos Aires (1961-1968) et du Lycée franco-argentin Jean Mermoz (1969-1973), et présidente des Anciens Mermoz (2010-2020)


Sources consultées :

(1)   Au cœur du Collège Français de Buenos Aires de Bernadette Crespin Richard.

(2)   De Gaulle en Argentina.50 años de cooperación franco-argentina 1964-2014. Catalogue de l’exposition présentée du 2 au 12 octobre 2014 au Palacio San Martin, ministère des Affaires étrangères et du culte.

(3)   De Gaulle et l’Argentine : souvenirs du voyage de 1964. Robert Perroud.

(4) décret 4532 du 20 décembre 1966 et décret 1397 du 14 mars.

(5)   Discours inaugural prononcé par André Thévenin, papiers personnels remis par sa famille lors de sa visite en Argentine pour le 50éme anniversaire du LFJM.

Photos : Archivo General de la Nación


 

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