SOS d´un patrimoine en détresse

15h05, le séminaire débute, à l’heure. L’animatrice de la journée, avant toute chose, rappelle l’importance donnée au dialogue par Borges dans son œuvre. Le ton est donné. M. Gómez Coronado, adjoint au Défenseur du peuple de la ville de Buenos Aires, est le premier à entendre son CV, égrainé par l’animatrice. L’assistance, entre cent et deux cent personnes, se tait peu à peu. Les premiers PowerPoint de maisons porteñas à valeur patrimoniale, en cours de démolition, s’affichent, et sembleront ne plus disparaître de la journée. Le constat d’une situation désolante, lui aussi, reviendra dans la bouche de tous les interlocuteurs.

La loi, de la jungle

Le représentant de la Défense du peuple commence par un rappel de la loi, et de ses “interprétations”. La constitution fédérale, de même que la constitution de la ville, font de la préservation, de la diffusion et de la restauration du patrimoine culturel une priorité publique. Pour s’acquitter de ses devoirs, la ville s’est progressivement dotée d’un petit arsenal législatif. En 2003, la loi 1227 crée un cadre légal pour la protection du Patrimoine, la “Comisión para la Preservación del Patrimonio Histórico”. Etabli par la loi, le régime de pénalités et d’amendes, visant les “travaux non autorisés qui affectent la valeur patrimoniale”, n’a lui jamais été mis en œuvre. La loi 2548 empêchait la démolition, sans consultation, des édifices construits avant 1941, dans un périmètre défini et constituant le “Casco Histórico” de la ville. La loi 3056, promulguée en 2008, étend ce dispositif à toute la ville. Problème : elle expire en décembre 2010. Mais si inquiétude il doit y avoir, ce n’est pas sur la date de péremption, mais aussi et surtout sur le fait que la loi, même en vigueur, n’a pas empêché la généralisation des détériorations et démolitions d’édifices à valeur patrimoniale, y compris de bâtiments classés par la ville dans le régime dit “APH”.

Avocats, architectes, écrivains ou “simples” voisins en colère, c’est au tour des militants de prendre la parole, image à l’appui, pour dresser un état des lieux. “Basta de Demoler”, “SOS Caballito”, “Sociedad de Fomento”, “Belgrano R”, “Proteger Barracas”, toutes ces associations se succèdent au micro. De toute évidence, les démolitions clandestines sont légion : de nombreux travaux sont entrepris sans même que les voisins ou les organismes publics chargés du patrimoine (et ils sont, paradoxalement, nombreux) ne soient consultés. Sur ce plan, le problème est en réalité double : il faut éviter les démolitions clandestines, mais aussi les démolitions licites.

Même dans la légalité, il est en effet possible de détruire, à petit feu, le patrimoine de la ville. Le CAAP (Conseil consultatif en matière de patrimoine) a, par exemple, “mésestimé” la valeur patrimoniale de nombreux édifices, les conduisant de fait à la destruction. Résultat : Buenos Aires perd un peu plus de sa superbe. Des quartiers entiers sont dénaturés : des barres d’immeubles côtoient d’anciennes maisons coloniales et des tours d’une centaine de mètres – comme la tour Quartier San Telmo, en construction – se dressent au milieu de vieilles villas de deux étages.
Des clés pour conjurer le danger

Les images de travaux de démolitions s’enchaînent, l’assemblée se fait de plus en plus démonstrative. Une malheureuse affiche de la ville “Cuidemos nuestra Ciudad” apparaît au premier plan de la photo d’une maison à valeur patrimoniale en voie de destruction. Rires jaunes. Les militants continuent à présenter leurs modes d’action : depuis une quinzaine d’années, les ONG ont en effet joué un rôle de pionniers dans la préservation du patrimoine “porteño”. Si elles ont assuré le rôle de groupe de pression en matière législative, elles ont surtout utilisé des recours juridiques pour empêcher des démolitions programmées ou déjà en cours.

A la pause, autour d’un café, intervenants et auditeurs échangent commentaires, impressions. La question des solutions structurelles à adopter est sur toutes les lèvres. L’intervention de Norma Barbucci, membre du programme World Monuments Fund, est restée dans les mémoires : le centre historique de la ville et le Teatro Colón sont inscrits sur la liste des cent sites en danger dressée par l’association. La candidature de la ville au patrimoine de l’UNESCO, en 2008, avait de plus lamentablement échoué. La situation est urgente.

Une fois le séminaire repris, l’assemblée voit ses souhaits exaucés : deux interventions apportent des éléments de réponses. Cecilia García Huidobro, vice-présidente de la “Corporación Patrimonio Cultural” chilienne, explique tout d’abord par visioconférence que “la régulation normative ne peut aller sans conscience patrimoniale”. Hochements de tête convaincus. La priorité doit aller, continue-t-elle, à l’appropriation de l’espace public par les citoyens, faute de quoi les lois, difficiles à mettre en œuvre et aisément contournables lorsqu’il est question d’argent, en resteront au stade de pis-aller communicationnel. Il n’est pas anodin que plusieurs ONG se soient constituées comme des associations de quartier ou des rassemblements de voisins. Mais c’est l’intervention du Brésilien Paulo de Souza Mirando, spécialiste de la défense du patrimoine culturel, qui va le plus marquer les esprits et provoquer des applaudissements nourris qui surprendront même l’orateur. Oublié, le défaitisme qui pouvait parfois se lire sur les visages. Les outils mis en place par l’administration de la ville de Belo Horizonte ont en effet de quoi impressionner, et se basent sur le mécanisme de l’incitation économique. La législation cible particulièrement les personnes privées en charge d’immeubles ou de maisons à valeur patrimoniale, en réprimant sévèrement toute dégradation ou démolition, par des sanctions allant de la simple amende jusqu’à des peines de prison. Au-delà d’un système de classement et de protection déjà très abouti, la loi encourage financièrement les propriétaires, – grâce à l’argent récolté avec les amendes-, à restaurer leurs possessions et à ne pas les démolir. Tous les acteurs, des administrations aux assurances en passant par les académies scolaires et les ONG, sont intégrés et ont intérêt (notamment financièrement) à préserver le patrimoine. Les grandes entreprises doivent payer un droit de construire élevé, et la ville propose gratuitement les services d’architectes. Les applaudissements se prolongent. Bilan réussi pour “Salvemos Buenos Aires” : des idées, des échanges, et de l’optimisme. La ville est encore en vie.

Pierre Guyot

 

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