Que faire avec le thème des « disparus » de la dernière dictature argentine ?

Invitée à la toute récente Nuit des idées, Marina Franco, historienne qui enseigne dans les universités de Buenos Aires et de Paris VII, présentait son dernier opus, « El final del silencio ».

Dans le petit jardin tranquille du « Vieil hôtel » d’Ostende, elle nous a emmenés dans un passé récent et douloureux pour la mémoire argentine : celui des dernières années de la dictature qui sévit entre 1976 et 1983 et des éléments qui provoquèrent sa chute.

En nous replaçant dans la perspective de l’époque, elle nous montre que la condamnation d’une répression bien réelle durant cette période, laquelle, de nos jours, se pose en thème central et incontournable lorsque l’on évoque ces années noires, ne fut pas l’élément décisif provoquant la fin du régime militaire argentin. Chose pouvant paraître incroyable à nos yeux contemporains de 2019 mais la chute des militaires est avant tout le fruit d’un effondrement économique et social, de l’échec d’une politique que la terrible défaite de la guerre des Malouines en 1982, dernier véritable « coup de poker » tenté par la junte, viendra sceller définitivement.

Pourtant, la question de la répression, de l’existence des camps de concentration et des disparitions était déjà connue depuis longtemps. En France, par exemple, dès janvier 1977, deux articles du journaliste Philiipe Labreveux, parus dans Le Monde, en faisaient état[1]. Très vite, des femmes, commencèrent leurs rondes[2], sans relâche, devant la « Casa Rosada », siège du gouvernement argentin, pour réclamer le retour de leurs enfants disparus. La Coupe du monde de football de 1978 qui focalisera tous les regards sur l’Argentine permettra aux multiples associations des droits de l’homme de dénoncer les atrocités commises. Marina Franco cite l’existence de deux rapports parus dans les années 80 aux USA dénonçant la répression, les gens en prison, les morts, les disparus. Ce ne sont que quelques exemples parmi d’autres. Ainsi, l’information existait. On savait, mais, dans les hautes sphères décisionnelles, on continuait à ne pas considérer ce problème comme crucial.

On ne s’étonnera guère d’apprendre que, lors des négociations pour assurer une transition pacifique vers un gouvernement civil et démocratique, les responsables militaires ne désiraient aucunement voir soulevé le problème de la répression. De fait, il s’agissait aussi du sentiment global non seulement de l’ensemble de la classe politique mais également de la société civile argentine. Il ne faut pas oublier qu’en 1976, la grande majorité de la population désirait la fin du gouvernement chaotique d’Isabel Peron et que seule une intervention de l’armée pouvait venir rétablir l’ordre. C’est en quelque sorte à travers cette justification que la guerre dite « sale » put, en partie, faire ses ravages. Si quelqu’un « disparaissait », c’était pour une bonne raison ; c’est le tristement fameux « Por algo sera » justifiant tacitement les actions de force du pouvoir en place. Ainsi, remettre en cause cette répression, c’était en quelque sorte se dédire soi-même.

Pourtant, avec le rôle déterminant des associations des droits de l’homme lesquelles, hors et dans le pays, dénonçaient à coups de boutoirs incessants les atrocités commises, il devenait malaisé d’ignorer (ou de faire semblant d’ignorer) ce qui s’était passé. La question empoisonnait chaque fois plus le pouvoir en place lequel tâchait, sans grand succès, de se débarrasser de ce que Marina Franco appelle la « patate chaude ». Car, de plus en plus, on exigeait une réponse. Du coup, les médias, l’Eglise et d’autres institutions se mirent peu à peu à l’unisson réclamant réparation. La « patate » était devenue trop brûlante pour regarder ailleurs. Les hommes politiques ne pouvaient plus faire la sourde oreille. Il fallait faire quelque chose.

C’est alors qu’apparaît Ricardo Alfonsin qui se différencie des autres personnalités politiques. Pour lui, pour conclure le passé, il faut juger. Or, à la grande surprise de tous, il est élu à la tête du pays en 1983. Dans un premier temps, il essaiera de faire juger les militaires par eux-mêmes. Sans succès. il prendra alors des résolutions qui feront date. Celui de la mise en place de la Conadep[3], présidée par l’écrivain Ernesto Sabato aboutissant à un procès contre les militaires ; sorte de catharsis sociale libératrice d’une parole étouffée, suivi de la parution du « Nunca más» en 1984.

Signe que l’inertie est toujours présente et que les résistances ne faiblissent pas, la porte entrouverte se refermera très vite avec les lois de « Punto final » et de « Obedencia debida » suivie par les lois d’amnistie décidée par Carlos Menem qui succèdera à Alfonsin en 1989. Ce n’est qu’au virage du XXIème siècle, avec l’annulation des lois d’amnistie, la réouverture des procès décidées par Nestor Kirchner et des condamnations qui s’ensuivirent que les crimes perpétrés par les militaires occuperont à nouveau le devant de la scène.

Qu’a voulu nous montrer Marina Franco pendant cette petite heure de dialogue qui ne résume bien évidemment en rien l’ensemble de son ouvrage ? Quelles leçons en tirer ?

Il est indéniable que l’action d’une partie de la société civile joua un rôle déterminant : de par son courage, sa ténacité et le pouvoir de sa seule parole, elle a su et pu, peu à peu, ne pas laisser tomber dans l’oubli les atrocités commises par les membres de la junte. Une leçon hautement symbolique qui enorgueillit la société argentine encore actuellement.

Ensuite, que nos yeux ne peuvent lire un évènement passé avec notre regard actuel, d’ailleurs, il n’y a pas « un » mais une multitude de regards et quel est le bon ? Le nôtre ou celui d’en face ? – et que notre mémoire est sélective. Elle ne garde que ce qu’elle veut bien garder ayant pour conséquence un impactant dans la construction des concepts ; ce qui n’est pas sans conséquences sur le présent et le futur. Se replacer dans le contexte de l’époque avec une analyse des faits sans être dénaturé par notre propre vision subjective, là est la tâche de l’historien.

Enfin, le drame des disparus n’est pas encore près de se conclure : les blessures sont toujours là et il semble toujours impossible de tirer un trait sur ce drame. On peut toujours nier, ignorer, mais, et les exemples dans l’Histoire sont pléthore, une résurgence est toujours possible ; elle est même salutaire.

Jérôme Guillot

[1] « La machine à tuer » et « Des militaires divisée, des civils désemparés ».

[2] La première marche eut lieu le 30 avril 1977.

[3]Comisión nacional sobre la desaparición de personas.

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