Jean-Frédéric Schaub à «La Nuit des Idées»

« Dire aux gens que c’est très mal d’être raciste est inopérant »

Jean-Frédéric Schaub, historien, s’intéresse aux sociétés catholiques du sud de l’Europe des XVème et XVIème siècles. L’apparition de la question raciale dans ces sociétés est également centrale dans ses recherches et ses réflexions. Dans le cadre de la « Nuit des idées », il a bien voulu nous recevoir afin de répondre à nos questions.

TdU : Quelles sont selon vous les premières formes d’apparition du racisme ?

JFS : Il s’agit d’une question essentielle car, le propre du travail d’historien est de trouver la correcte datation d’un phénomène. Avant de donner mon opinion personnelle, je vais rapidement exposer la diversité des réponses que les historiens avancent pour cette question.

Certains datent cette naissance, concernant l’Occident pour le moins, au moment de la civilisation grecque classique dans laquelle le statut d’esclave se transmet de façon héréditaire. On retrouve par exemple des écrits d’Aristote affirmant que les esclaves méritent de l’être par nature car ils portent en eux une infériorité justifiant leur statut. Et, comme il est naturel, il est transmissible de père à fils. De plus, la représentation du monde grec est fondée sur l’opposition entre les gens qui appartiennent à la cité, qui sont « civils » et les autres, les barbares, qui en sont extérieurs.

Seconde hypothèse, l’avènement à l’époque médiévale de la Croisade, c’est-à-dire de l’opposition totale entre le monde chrétien et le monde musulman de Méditerranée qui voit la formation de construction de l’autre en tant qu’ennemi absolu d’où dériveraient les autres formes de racisme.

Une troisième hypothèse, qui a la faveur d’un grand nombre d’historiens, s’appuie sur la coïncidence chronologique. Au siècle des Lumières entre l’importance croissante de l’histoire naturelle comme forme de description (on pense à Linné, à Buffon) de la diversité du monde et donc de sa hiérarchisation à l’intérieur de laquelle les hommes sont inscrits pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des animaux appartenant à l’espèce des mammifères, ces différentes descriptions ont joué un rôle très important dans la capacité à décrire la diversité des sociétés du monde. Ce grand mouvement intellectuel coïncide chronologiquement avec une augmentation progressive de la traite négrière européenne qui devient véritablement catastrophique dans le dernier tiers du XVIIIème siècle, caractérisée par la déprédation européenne sur les populations d’Afrique centrale et occidentale envoyées vers les colonies américaines.

Enfin, il faut citer une tentative de faire coïncider la diffusion erronée des idées de Darwin sur l’évolution des espèces et les manifestations de nationalisme paroxystique qui se développent dans l’Europe de la seconde moitié du XIXème siècle et qui explique pourquoi, de grandes théories, souvent très délirantes sur la hiérarchisation des races du monde, ont eu un succès considérable dans l’Europe de cette époque jusqu’à l’avènement du nazisme.

Les travaux que je fais sur les sociétés ibériques m’incitent à proposer une hypothèse supplémentaire. Celle-ci consiste à accorder une place très importante à la façon dont les questions juive et musulmane (cette dernière, dans une moindre mesure) furent traitées par les autorités politiques et spirituelles, à travers un processus complexe conduisant à pousser les communautés juives à se convertir au christianisme de la fin du XIVème siècle (1391) à la fin du siècle suivant (1492), avec comme résultat final le choix entre la conversion ou l’expulsion. Or, ce processus a assez rapidement engendré un autre phénomène qui a été le passage d’une réception « heureuse » par les familles chrétiennes des juifs convertis au christianisme à, au bout d’une quarantaine d’années de processus, un rejet par ces mêmes chrétiens des convertis ou descendants de convertis pour considérer que ces chrétiens d’origine juive n’étaient pas des chrétiens comme les autres. Toutes sortes de mesures discriminatoires ont été prises à leur égard, en particulier dans le domaine de l’accès à des positions professionnelles, de prestige ou de pouvoir ainsi que l’interdiction d’union matrimoniale entre les enfants des vieilles familles chrétiennes et les enfants de familles converties. Au-delà de la considération de bonnes ou mauvaises pratiques de la nouvelle religion qu’ils avaient adoptées, l’idée était que les juifs possédaient dans leur corps, leur sang, leur sperme, quelque chose de leur mauvaise nature première en dépit du baptême qui les avait consacrés chrétiens. A partir de ce moment-là, il y a eu au sein de la société espagnole une distinction fondée sur la généalogie, l’héritage voire sur le sang permettant de distinguer le bon grain des vieux chrétiens de l’ivraie des nouveaux. Ce système a véritablement été la matrice des hiérarchies, des légitimités au sein de la société espagnole durant le XVème siècle. C’est cette même représentation de la diversité sociale qu’avaient en tête les conquérants de l’Amérique. Cette représentation du monde dans laquelle les qualités des personnes se transmettent par le sang ont eu des répercussions de très long terme et se sont étendues jusque dans les territoires coloniaux.

Il y a là un modèle qui a une importance historique singulière dans la mesure où l’expansion maritime coloniale des Espagnols et des Portugais, point fondamental pour comprendre l’histoire européenne et coloniale, précède d’un siècle, voire un siècle et demi, l’expansion impériale et coloniale des Anglais, des Français et des Néerlandais. Cette expérience hispano-portugaise en tant qu’antécédent absolu en a fait qu’elle a été la matrice sur laquelle se sont fondées à leur tour les expansions coloniales suivantes.

C’est la raison pour laquelle j’accorde à ce lien entre l’épuration de la diversité espagnole dont je viens de parler et la construction d’un modèle hispano-portugais de colonisation en les liant très fortement l’un à l’autre, une importance cruciale valable autant pour l’histoire de la péninsule ibérique mais aussi pour l’histoire européenne.

TdU : Que pensez-vous du retrait, acté le 12 juillet 2018, du mot « race » dans l’article premier de la Constitution française ?

JFS : Je pense que cette décision de retrait n’était pas absolument indispensable. Maintenant, une fois la chose faite, je pense qu’aucun combat d’arrière-garde visant à regretter cette décision ne mérite qu’on y consacre beaucoup d’énergie.

En revanche, si la question posée était : « Pensez-vous qu’il serait bon d’effacer le mot « race » de la législation puis de la Constitution française ? », je pense qu’il y a quelque chose d’un peu ingénu à penser que l’effacement d’un terme ait une conséquence heureuse d’effacement de la réalité que ce terme exprime. Le problème posé était de dire qu’à partir du moment où nous reconnaissons que sur le plan social, politique, culturel et, j’insiste, sur le plan biologique, que les races sont des réalités imaginaires, continuer à évoquer le critère de « race » dans un texte républicain pouvait apparaître comme un paradoxe. C’est ce qui a poussé le président Hollande à amplifier un mouvement qui avait commencé par l’élimination de ce terme dans la législation française pour en arriver à son élimination dans la Constitution.

A mon sens, il y a là un combat très symbolique qui ne méritait pas, ni d’un côté, ni de l’autre, un excès de passion. Au fond, la vraie question qui est posée est : peut-on combattre une chose qui n’existe pas ? Partant de l’idée que les races n’existent pas, point sur lequel l’accord est unanime, nous constatons que le racisme (forme politique qui s’appuie sur des imaginaires de la race pour conduire un certain nombre d’opérations de discrimination, de ségrégation, de hiérarchisation, voire, d’élimination), lui, existe. Nous ne cessons de combattre des choses imaginaires et la « race » est une façon de décrire des rapports sociaux même si, substantiellement, en réalité, ce concept nous renvoie à quelque chose qui n’existe pas. Ma réponse peut apparaître en demi-teinte mais j’insiste sur le fait qu’il faut garder en mémoire que nous sommes fréquemment confrontés à cette situation pour le moins intéressante : comment combattre une chose imaginaire pouvant avoir des effets sociaux très concrets ?

TdU : Quelles sont les clés selon vous pour combattre le racisme ?

JFS : Il y a, concernant cette question, deux ordres de discours à tenir.

Je pense que le travail des sciences, humaines et sociales, de la philosophie, est absolument indispensable pour donner les cadres mentaux, intellectuels et d’analyse qui permettent de déconstruire, de nier, de critiquer les discours de hiérarchisation des races, de ségrégation ou l’attribution d’identité collective ou de caractères particuliers à des collectivités. Ce travail d’analyse, de critique, d’examen des discours et des pratiques est très important.

Toutefois, tout n’est pas dans la main des savants, des chercheurs et des intellectuels ou même des professeurs.  Si l’on veut priver le réflexe raciste du carburant dont il a besoin pour fonctionner, il est indispensable de conduire des politiques publiques visant à créer les conditions sociales et politiques d’une vie commune dans un même territoire de groupes de provenances différentes. Et elles doivent nécessairement poser la question des cadres politiques, d’une part, et, d’autre part des conditions économiques et sociales qui permettront d’éviter la création à l’intérieur d’une même société, d’une même citoyenneté, de poches d’inégalité, de pauvreté qui engendrent la frustration, et une représentation diabolisée des autres groupes sociaux. Je pense qu’agir uniquement dans l’ordre symbolique en disant par exemple aux gens que c’est très mal d’être raciste est inopérant, si en même temps on ne prend pas en charge les raisons pour lesquelles des gens pensent que la meilleure expression de leur mal-être consiste à détester leur voisin ou les personnes d’autres origines. Une partie de ce travail de « Sisyphe », parce que toujours à recommencer, consiste à travailler sur les racines des frustrations qui conduisent les gens à désigner des boucs émissaires pour rendre compte de leurs malaises, de leur mal être, de leur insatisfaction et donc, entre autres, des politiques sociales et économiques qui visent à une meilleure répartition des avantages et des patrimoines au sein d’une même société.

Propos recueillis par Jérôme Guillot

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