#Je reste à la maison

JOUR 17, fin Etape 10 : C’est le moment des appels ; locaux cette fois. Depuis l’enfermement, je n’ai jamais autant passé de temps au téléphone.

Etape 10
C’est le moment des appels ; locaux cette fois. Depuis l’enfermement, je n’ai jamais autant passé de temps au téléphone. Au fil des années, mon téléphone fixe, symbole d’une époque révolue, était devenu pratiquement muet et se faisait inexorablement supplanter par mon portable, moyen de communication moderne, agile et envahissant. Depuis trois semaines, l’ancêtre a repris une seconde jeunesse. Je dois, parfois, même jongler sur les deux, voire trois appels entre lui et mon smartphone ; ce dernier, comble de la modernité, m’annonce parfois une seconde entrée se superposant à la première, me donnant la possibilité, un comble, de choisir entre ce qui me semble le plus intéressant ou approprié. Moi qui, d’habitude, n’en suis guère accroc, me voici donc pendant des heures accroché au combiné à tel point que, j’en ai, souvent, la main ankylosée. Pour le portable, j’ai résolu le problème : je mets des oreillettes ce qui me permet la plupart du temps de vaquer à mes occupations ou tout simplement de faire les cent pas en boitillant dans mon appartement.
De temps en temps, certains dimanches soir, —je parle de l’époque d’«avant», une éternité— nous nous réunissions avec trois copains pour faire une partie de belote qui se terminait indéfectiblement par un repas copieux souvent bien arrosé, et où, pour quelques heures, nous mettions nos problèmes de côté. Ce genre de rencontres étant devenu impossible, chaque soir, à sept heures, nous nous retrouvons, virtuellement. Ce qui est remarquable, c’est d’observer combien évoluent nos conversations au fil des jours. Au début régnait une certaine excitation. Nous étions presque comme de jeunes adolescents enthousiasmés et inconscients. Et puis très vite s’est installée une acceptation de la réalité se transformant peu à peu en résignation : tout cela va rester pour durer. A toujours parler de notre quotidien à la linéarité temporelle cyclique, nous aurions fini inéluctablement par … tourner en rond. Heureusement, s’est vite dégagée une certaine inventivité dans nos dialogues, chacun allant de ses réflexions liées ou non à ses lectures du moment, à ses observations variables et variées de cette crise dont nous avons tant de mal à mesurer l’ampleur, à effectuer sans pudeur un regard sur sa propre vie. Bref, pendant un court moment, nous raccourcissons un peu les distances qui nous séparent.
Ensuite, je téléphone à ma copine ; bel et doux euphémisme que je préfère, au risque d’être taxé de ringard, à celui qui s’emploie maintenant : « compagnon ». Cela me fait penser aux compagnons d’une époque révolue (ou presque) de l’histoire de l’humanité. Trop rigide. Autrefois, on parlait d’une « petite amie » et ne parlons plus des mots désuets comme « fiancée » et encore moins « connaissance » —ça c’était le mot employé par mes grands-parents—. Nous parlons le soir une petite heure, parfois aussi dans la journée, sans compter les nombreux messages échangés, mais je garderai pour moi la teneur de nos propos. Séparés par une distance infranchissable qui ne représente pourtant que quelques misérables kilomètres, nous essayons tout de même de faire bonne mesure. Pourtant, tout nous semble si loin. Quand nous reverrons-nous ?

Etape 11
Approchent les derniers instants. Il fait nuit depuis très longtemps déjà. Je prépare un peu à la va-vite un nouveau repas. Je commence à avoir moins d’idées et, surtout, à devenir fainéant. Une fois le dîner avalé, j’allume enfin la télé. Moment de détente sur cette journée de fausse détente ? Je ne sais plus. C’est surtout retarder le moment d’aller se coucher en espérant ne pas se réveiller trop tôt le lendemain. Dans la journée, je préfère encore écouter la radio, me plonger dans la lecture des journaux français, argentins, que je suis assidûment, plusieurs fois par jour, ou dans un livre. Je m’installe confortablement et il m’arrive souvent de m’assoupir devant les images qui défilent. Inutile de résister très longtemps.

La routine s’est installée au fur et à mesure des jours qui passent. Parfois, je dois regarder mon calendrier pour connaître la date précise du jour qui vient de s’écouler. Je suis à un pas de tracer au crayon des barres verticales sur le mur de ma chambre. Une fois arrivé à la quatrième, je les couvrirai d’un trait diagonal puis je continuerai à côté, et ainsi de suite.
Il est temps de terminer ce jour 17 qui aurait pu très bien être le 16, le 15 ou les suivants 18, 20, 25, 30…
Jusqu’à quand ?

(Clap de fin ?)

Pierre Leheup

Photo : Susana Bravo

 

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