#Je reste à la maison

JOUR 48. Le froid commence sérieusement à s’installer. Premier jour de chauffage. Plus possible de profiter du soleil sur le balcon. A la radio, la pandémie occupe toutes les discussions.

Jour 49

Aujourd’hui, il pleut. Je ne sors pas. Quand il fait beau non plus d’ailleurs. Je regarde la pluie qui tombe le front appuyé contre la vitre de la fenêtre qui donne sur la rue en bas. Les rares voitures ont mis leurs essuie-glaces. Je loue mon esprit d’observation.

Jour 50

Je suis allé vérifier l’état de ma voiture. Deux minutes pour descendre. Cinq minutes pour faire tourner le moteur. J’allume la radio où la pandémie occupe toutes les discussions. Je remonte : deux minutes. Total neuf minutes. Au-dessus, le bébé a pleuré.

Jour 51

Je regarde mon agenda : vide. J’ai arrosé mes plantes. Cela m’a pris une bonne demi-heure.

Jour 52

Lavage en grand de l’appartement, ça prend du temps, ça occupe. Le bébé a pleuré au-dessus. Je suis éreinté de regarder la télé où la pandémie occupe toutes les émissions.

Jour 53

Au tour du linge. Lavage. Je profite que la machine soit en marche pour la regarder tourner. A l’eau chaude : le programme dure plus longtemps.

Le soir, j’ai aussi regardé la cuisson de mes pâtes depuis le moment où je les mettais dans l’eau, jusqu’au moment où elles étaient prêtes à manger mais cela va plus vite que la machine à laver. Trop vite. La prochaine fois, je mettrai le gaz moins fort et je m’attacherai aussi à fixer l’eau jusqu’au moment où elle arrivera à ébullition.

Je me dis, quand même, que je ne devrais pas faire ces deux activités le même jour. Parce que du coup, demain, quoi ?

Jour 54

A la radio, les discussions occupent toute la pandémie. Le front appuyé contre la vitre de la fenêtre qui donne sur la rue en bas, je me suis surpris à soupirer. Le bébé a pleuré. Au-dessus.

Jour 55

Je suis enfin sorti. Fermer l’ultime bouton de mon pantalon a été tout, sauf facile. Comprends pas pourquoi.

Faisant la queue devant un magasin, j’ai été alpagué par une vieille se disant d’origine allemande. Elle l’a dit au moins trois fois en l’espace de cinq minutes. En espagnol. J’ai trouvé cela un peu bizarre. Elle parlait sans arrêt et, pour mieux se faire comprendre, cette bavarde baissait son masque à chaque fois, c’est-à-dire presque continuellement. Son discours, déjà assez malaisé à déchiffrer, était somme toute assez décousu d’autant que l’articulation de certains sons lui était malaisée. Son grand-père aurait migré vers 1870. En calculant, je trouve que ses comptes, à la dame, sont un peu justes. Son esprit aura sans doute égaré une génération en route, et aussi un peu d’élasticité et de clairvoyance. Je ne lui en veux pas. Pas du tout. Elle est partie comme elle était venue, me tournant le dos, empêtrée dans son masque et son monologue. Je pense qu’elle ne remarquait pas que je tendais un peu le cou en arrière quand je la voyais dangereusement s’approcher de moi bouche grande ouverte. Je ne suis même pas certain, finalement, qu’elle ait remarqué ma présence.

Fatigué de tant de péripéties, je me suis assis sur un banc pour profiter un peu du soleil.

Jour 57

Un petit lézard gris-vert et sans queue est venu me rendre visite. Il était là, le matin, agrippé verticalement à ma porte-fenêtre. Je l’ai observé une bonne partie de la journée. Je ne sais pas si c’est ma compagnie qui lui plaît, mais du coup, je me sens moins seul.

Jour 58

Mon hôte reptilien est parti. Il devait en avoir assez d’écouter mes soliloques.

Jour 60

Je regarde mon agenda : vide. J’observe le renfoncement du canapé de plus en plus prononcé. A la pandémie, la radio occupe toutes les discussions.

Jour 61

Mon pied va beaucoup mieux. Je peux presque marcher normalement. Le bout de l’orteil reste encore un peu enflé. J’ai bon espoir. Encore quelques mois. Le bébé, pleuré, a, au-dessus.

Jour 63

Grand échange avec mon voisin que j’ai croisé dans l’escalier : nous nous disons bonjour et parlons du temps. Il m’a proposé de prendre l’ascenseur avant lui. Nous sommes restés plantés là à nous envoyer des politesses. « Mais après vous. Non, après vous. Etc.. ». Cela nous a fait gagner cinq bonnes minutes. Finalement, je lui ai répondu que je préférais monter par l’escalier pour faire un peu d’exercice. Qu’est-ce qu’on rigole.

Jour 68

Je regarde mon agenda : toujours rien. Le front collé à la vitre de la fenêtre qui donne sur la rue en bas, je me suis surpris à pleurer.

Jour 71

J’ai calculé que, dans la journée, je suis passé de la cuisine à la salle de séjour trente fois, de la salle de séjour à mon bureau vingt-trois fois. Et le couloir, plein de fois.

Le front collé contre la vitre…

A bébé pleuré dessus. Au. Le.

Jour 74

(…)

Jour…

Quel jour ?

 

(Fin)

Pierre Leheup

Photo : Susana Bravo

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