Immigration française en Argentine

L’histoire de la fondation de Pigüé retrouvée sous un lit…  Pigüé, cette petite ville du centre de la province de Buenos Aires, a été fondée par des immigrants français venus de l’Aveyron …

L’histoire de la fondation de Pigüé retrouvée sous un lit…  Pigüé, cette petite ville du centre de la province de Buenos Aires, a été fondée par des immigrants français venus de l’Aveyron, une assertion que personne ne contredira et pourtant la fondation de la ville a également été revendiquée par d’autres.

Trait-d’Union est allé à la rencontre de la descendante de l’un des deux fondateurs aveyronnais qui lui a relaté les dessous d’une histoire peu connue…

Pi-Hué en langue “araucana” se traduit par “lieu de rencontre”. Plusieurs histoires ont été écrites sur ce territoire : celle des Mapuches vainqueurs des tribus de Pampas, celle de l’armée nationale battant les armées de Calfucurá et celle de l’arrivée des colons européens pour sécuriser cette conquête.

L’histoire officielle de la fondation de Pigüé rapporte deux faits essentiels : d’une part, l’arrivée de 40 familles françaises originaires de l’Aveyron, cent soixante- deux personnes (hommes, femmes et enfants) arrivés ensemble, le même jour, le 4 décembre 1884 (un cas exceptionnel dans l’histoire de la colonisation de l’Argentine), et de l’autre, l’attribution de la fondation de la bourgade à un certain Eduardo Casey. L’inscription sur sa statue, place Sarmiento, le proclame. Une deuxième imposante statue datant de 1925, complète ce raccourci d ‘histoire : elle est dédiée à la mémoire de celui qui conçut le projet de colonisation, le français Clément Cabanettes.

Et François Issaly qui était-il donc ?

Olga (Vita) Perez Issaly, fille de Léonie, benjamine de François Issaly, rencontrée par Trait-d’Union, raconte :

Vita : ”Je suis née et ai grandi à Pigüé, toutefois je n’ai pas connu mon grand-père. Ma mère, ainsi que mes tantes, ne parlaient jamais de l’histoire de leur père. Comme beaucoup de leurs compagnons ces premiers émigrés de 1884, qui parlaient en patois entre eux, furent marginalisés du côté gauche des voies ferrées, sur les terres les plus pauvres et les plus éloignées, ils furent, d’une certaine façon dès leur arrivée, “invisibilisés”. Ceux qui suivirent, des immigrants italiens, espagnols et français plus instruits et avec plus de moyens purent acquérir de meilleures terres, étendirent les limites de la bourgade et prospérèrent plus rapidement. Ma génération, poursuit Vita, n’a jamais parlé l’occitan et a rapidement perdu le français.

J’ai étudié la sociologie à La Plata et y suis restée pour travailler pendant plusieurs années. Je ne suis revenue à Pigüé que pour m’occuper de ma mère vieillissante qui, avant de mourir et à ma grande surprise, sortit de dessous son lit d’énormes cahiers qu’elle m’a remis : les manuscrits de mon grand-père François Issaly. Ce même François Issaly, que Clément Cabanettes envoya en France pour recruter des familles dans le but de fonder une colonie aveyronnaise en Argentine, et celui-ci même qui veilla sur leur sort toute sa vie…Ses écrits sont mon héritage et celui de toute la communauté de Pigüé.

Vita se consacre à la lecture, à l’étude et au classement de ces documents, un “corpus” imposant, de 5000 feuilles manuscrites, cousues à la main. Rédigés en français, d’une écriture ferme, claire et menue, certains de ces feuillets ont même été traduits en espagnol par leur auteur.

Vita continue à raconter : “Ma formation de sociologue m’a vite fait comprendre l’énorme importance de ces écrits que j’étudie, que je classe et que je numérise depuis plus de 30 ans. Il s’agit d’un journal dans lequel le grand-père raconte jour après jour, tous les faits depuis sa rencontre en 1882 avec son compatriote Clément Cabanettes, son retour en France avec pour mission de recruter des familles (le grand-père était originaire de Poudans, commune de St Félix de Lunel, canton de Conques et Cabanettes d’Ambec, commune de Lassouts, canton et arrondissement d’Espalion), le récit du voyage en bateau jusqu’à Buenos Aires, puis en train jusqu’à Pigüé, ainsi que les premières années et toutes les difficultés rencontrées jusqu’à l’installation définitive des nouveaux colons”.

Il y a également beaucoup de lettres, de documents officiels, de photographies, et deux chroniques, l’une rédigée en français et l’autre en espagnol où François Issaly raconte les événements de façon ordonnée, avec des chapitres pour mettre en évidence les principaux faits et détails ; il dresse la liste de tous les noms de famille de ceux qui arrivèrent avec lui ainsi que ceux des personnes qui jouèrent un rôle décisif dans l’établissement de la colonie.

Ces écrits retracent aussi les circonstances selon lesquelles le projet colonisateur de Cabanettes –Issaly s’est-vu dénaturé par rapport à celui qu’ils avaient programmé. En effet, l’histoire officielle rapporte que le fondateur de la petite ville de Pigüé était Eduardo Cassey, quand en réalité, il n’était que propriétaire, d’une grande quantité de terres (plus de 27000 hectares) dans la région. Cassey avait acheté ces terres, en tant qu’investisseur, à des militaires qui s’étaient vu concédé d’immenses territoires au lendemain de combats gagnés sur les Indiens (entre autres au colonel Angel Plaza Moreno vainqueur à Cura-Malal, la dernière bataille de la région), mais n’aurait jamais mis les pieds à Pigüé, assure Vita. “Il envoya des administrateurs pour prendre en charge la vente des terres qu’il avait divisées en parcelles.  Or, ces terres étaient hypothéquées, il n’aurait jamais eu le droit de vendre à Cabanettes les 200 hectares de la colonie”.

Une série de dérives et de changements se produisent dans le projet de colonisation, une série de “promesses” non honorées, desquelles Cabanettes se rend coupable, peut-être harcelé par des dettes qu’il avait déjà contractées pour accomplir sa part du projet, ses lettres à Issaly le prouvent. Les colons qui avaient payé 3000 francs pour acquérir le droit au voyage et aux contrats provisoires pour acquérir un lot de terrain, arrivent finalement en terre étrangère pour découvrir une réalité cauchemardesque : des terres hypothéquées, des contrats provisoires non valides, ni maison, pas d’outils, ni têtes de bétail, rien de ce qui leur avait été promis. Dans le nouveau contrat de titre de vente qu’ils durent signer, le nom de “Colonie Française Aveyronnaise » que Cabanettes et Issaly étaient convenu de donner fut remplacé par « Colonia Pigüé ».

Cette suite de contretemps découragea de nombreux colons qui rentrèrent en France ou se dirigèrent vers d’autres provinces. Au cours des premières années l’exécution impitoyable des conditions exigées dans les nouveaux contrats autorisa, par des moyens même violents, l’expulsion d’un certain nombre de ces immigrants. Et pourtant, au terme d’une dizaine d’années, la plupart des familles purent obtenir leur titre de possession définitif des terres où ils avaient construit leur maison, en échange de la livraison d’importantes parties de leurs récoltes. Aucun d’entre eux n’arriva à faire fortune.

Et Vita d’ajouter : “L’histoire officielle de la fondation de Pigüé fut tergiversée pour que son origine soit plus conforme aux desseins et aux intérêts de ceux qui restèrent comme les propriétaires des meilleurs champs et d’un avenir plus prospèreAu fur et à mesure que j’étudiais les documents, je me suis rendu compte que grand-père n’avait rien gardé pour lui… et qu’il y avait suffisamment de preuves documentées corroborant que tout ce qu’il avait écrit était vrai et qu’il avait été réduit au silence”.

La révélation et la diffusion des écrits que fit Vita Pérez Issaly, donna lieu à la convocation d’un conseil d’examen historique réunissant des historiens, des voisins et des autorités municipales pour livrer chaque document à une analyse sérieuse.

En 2014 le Conseil délibérant du Parti de Saavedra s’est prononcé, réhabilitant la figure de François Issaly comme unique cofondateur de la ville avec Clément Cabanettes et écartant définitivement le rôle d’Eduardo Cassey.

Vita : “Mon grand-père accusé de sorcellerie, fut emprisonné en septembre 1934. Il mourut en prison des suites d’une grève de la faim qu’il entreprit en signe de protestation. En décembre de la même année, pour fêter le cinquantième anniversaire de la fondation de Pigüé, on dévoila une statue commanditée pour rendre hommage à ses habitants et à son fondateur. A la surprise générale on découvrit un buste d’Eduardo Casey réalisé par l’artiste Numa Ayrinhac (autre descendant d’Aveyronnais). J’ai toujours eu un doute sur le fait qu’une statue de cette taille ait pu être réalisée par l’artiste en à peine trois mois après la mort de grand-père. Je ne peux pas le prouver, mais je pense que l’accusation et la prison ont été orchestrées pour le faire taire et que le dessein d’usurpation des mérites avait été planifié d’avance”.

Il a fallu attendre 102 ans, jusqu’au 4 décembre 1986, pour que soit inauguré un monument en hommage à François Issaly (réalisé par un artiste inconnu).

Patricia Pellegrini

Notes :

– Clément Cabanettes meurt le 14 juillet 1910 à Bs. As., des suites d’un cancer de la gorge. Son corps fut transporté par chemin de fer et enterré au cimetière de Pigüé.

– La statue d’Eduardo Casey se trouve toujours sur la place Sarmiento avec son inscription originale sur le piédestal. Les héritiers de Casey et des administrateurs continuent à remettre en question le récit d’Issaly et s’accrochent à leur propre version de l’histoire.

– Un hommage fut rendu à Vita en 2006 à l’occasion de la visite officielle de membres du Conseil général de l’Aveyron.

– Un fonds Perez-Issaly a été créé suite à un accord de coopération signé entre l’Amicale Pigüé (Association d’échanges) et l’Association de jumelage Rouergue –Pigüé pour numériser les manuscrits de François. Ce fonds figure aujourd’hui sous le numéro 213 J dans le registre des archives départementales de l’Aveyron.

– Vita continue de classer les documents et les écrits. Elle a écrit un livre et contribua à l’édition française, en 2014, du livre “De l’Aveyron à l’Argentine, itinéraire d’un pionnier” : une adaptation du manuscrit d’Issaly réalisée par Nadine Costes. Son héritage personnel, son histoire, est devenu le patrimoine de toute la ville de Pigüé et contribue à la reconstruction et à la recréation d’une l’identité liée à la France, empreinte qui distingue aujourd’hui la communauté de Pigüé.

 


 

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