Éric Sadin, un philosophe technocritique

Éric Sadin, l’un des penseurs les plus sceptiques et critiques des technologies digitales en général et de l’intelligence artificielle en particulier quant à leur impact sur les sociétés, était dernièrement à Buenos Aires dans le cadre de la Feria internacional del libro.

Le phénomène ChatGPT, agent conversationnel dont la première version est sortie en novembre 2022, est apparu dans nos vies brusquement, témoignant du développement ultra-rapide de l’intelligence artificielle qui restait jusqu’alors une menace ou un idéal lointain, mais qui devient tous les jours plus présente et préoccupante. C’est dans ce contexte de proximité nouvelle avec l’IA qu’Éric Sadin, philosophe français bien connu pour ses écrits technocritiques, est intervenu dans l’auditorium du MALBA, jeudi 4 mai dernier. La conférence était l’occasion pour lui de présenter son dernier ouvrage, Anatomie du spectre numérique, ainsi que de revenir de manière plus générale sur sa pensée au regard de ces nouvelles technologies qui nous accompagnent désormais presque tous au quotidien, accompagné par Margarita Martinez, chercheuse et traductrice de ses livres.

S’il semble compliqué de prendre du recul et d’analyser de façon pertinente ce phénomène somme toute assez récent que sont le boom des nouvelles technologies, Éric Sadin le fait avec brio, non seulement dans son dernier ouvrage, mais tout au long de ses recherches qu’il axe depuis le début des années 2000 sur ce qu’il appelle des « tremblements de terre ». Pour lui, chaque révolution technologique constitue un petit séisme social et politique, qui a des conséquences majeures et concrètes sur nos vies. Il distingue ainsi trois phases lors du développement des nouvelles technologies : tout d’abord une technologie de gestion d’information puis une technologie énonciatrice de vérité, et enfin le passage à une technologie générative.

La naissance de la technologie de gestion d’information est l’aube de « l’âge de la connexion », ce qu’il appelle un « joyeux tremblement de terre ». Avec les nouvelles technologies, il est désormais possible de se connecter et de parler à une personne qui vit à l’autre bout du monde. Mais ce gai mouvement connaît un premier virage en 2007 avec la présentation du tout premier IPhone par Steve Jobs. Avec ce téléphone portable qu’on nous met dans les poches viennent désormais des applications qui apportent de nouvelles dimensions à celle de la simple communication. En effet, ces applications viennent expertiser le réel afin de donner des suggestions à l’individu. C’est ce qu’Éric Sadin appelle le « tournant injonctif de la technique ». L’exemple qu’il donne est celui de l’application Waze, lancée en 2005, qui permet, en expertisant une situation réelle – l’état du trafic -, de donner une suggestion : l’itinéraire optimal à suivre pour éviter les embouteillages.

Mais à force de suggestions fiables, c’est un rapport naturel qui s’installe alors entre l’individu et le monde technico-économique. Car Sadin insiste sur ce point dès le début de son intervention : on tend à l’oublier mais la grande majorité des productions numériques sont voulues par des cabinets privés en réponse à des objectifs de profits. Le monde numérique n’est pas celui du service public mais bien un monde industriel lucratif dont l’épicentre est la Silicon Valley en Californie.

Ce premier tournant injonctif de la technique, dans lequel des systèmes qui expertisent le réel énoncent une vérité à partir de laquelle nous sommes censés engager des actes, comporte deux objectifs principaux selon le conférencier : tout d’abord, la « marchandisation intégrale de la vie » via l’économie de la donnée par exemple. Ces technologies sont toujours développées avec des visées marchandes. Ensuite, dans le but d’instaurer une organisation algorithmique hyper rationalisée de la société, la réduction alors des êtres humains en robots de chair et de sang. Le philosophe pointe l’exemple de l’organisation existante dans les entrepôts logistiques qui montrent des manutentionnaires recevoir des signaux sur des oreillettes qui leur dictent ce qu’ils doivent faire.

Mais nous sommes désormais au cœur d’un second virage majeur dans ce développement des technologies, avec un passage à des technologies dites génératives, telles que le ChatGPT. Les technologies ne vont pas seulement venir nous dire ce qu’il faut faire, elles vont désormais venir parler à notre place, générant des mots et des images. Résultat : une délégation de notre faculté constituante, la faculté de parole, et une entrée dans une ère de l’indistinction de la source. C’est notre capacité à nous déterminer, individuellement et collectivement, qui est désormais chamboulée selon lui, et qui constitue une « abjection civilisationnelle ».

Le philosophe revient sur ce qu’il appelle « l’ère de l’individu-tyran », du nom de son ouvrage paru en 2020, et qui analyse les conséquences de ces nouvelles technologies sur l’être humain. Selon lui, avec les nouvelles technologies apparaît un capitalisme du bien-être, qui a réussi à s’imposer en partie grâce à la conjoncture. En effet, le début du XXIe siècle est aussi le moment du délitement du pacte social, une rupture de confiance entre les foules et le monde institutionnel de façon large, avec l’impression pour l’individu de perdre ses capacités agissantes. L’industrie numérique, au moment de la sensation des citoyens d’une forme d’invisibilité sociale, a mis dans les poches de tous des outils pour faire valoir l’opinion personnelle de chacun aux yeux du monde. Ainsi est créé le sentiment d’ivresse de soi, d’importance de soi – via les likes, les réseaux sociaux surtout-, qui crée un déluge verbal sur les plateformes numériques. Internet est le lieu où chacun peut faire valoir son ressentiment, sa rancœur et cette idée d’une politisation de soi par la parole est selon Éric Sadin un échec politique grandiose.

La finalité du tournant récent que nous vivons actuellement dans le développement des nouvelles technologies, est la création d’un « anti-humanisme radical et inacceptable ». On impose l’idéologie selon laquelle le monde est rempli d’imperfections, d’erreurs humaines, que les technologies exponentielles vont venir réparer, sauvant ainsi l’humanité. C’est une haine de l’existant, auquel on doit selon lui s’opposer avec force, dans une logique d’interposition des corps. Lors de l’appel d’Elon Musk et de centaines d’experts mondiaux, début 2023, à un moratoire de six mois dans la recherche sur les intelligences artificielles, le philosophe répond dans une tribune publiée dans Le Figaro le 7 avril en appelant à une interdiction pure et simple de ces systèmes.


 

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