Vivian Lofiego traduit Nancy Huston

Vivian Lofiego est franco-argentine, elle est écrivaine, poète et traductrice, elle a vécu plusieurs années en France avant de revenir s’installer dans le pays qui l’a vue naître.

Elle vient de traduire en espagnol un roman de Nancy Huston, écrivaine franco-canadienne prochainement invitée au FILBA pour présenter son dernier roman “Bad girl, leçons de littérature”.

Trait-d’union s’est entretenu avec Vivian au sujet de son amitié et de sa relation avec cette auteure a succès.

TdU: Comment as-tu rencontré Nancy Huston ?

Lors de mon séjour à Paris, nous avions des amis communs, il m’est même arrivé à deux ou trois reprises d’être invitée à un dîner, ou à une rencontre ou bien aussi à un de ses concerts (Nancy est une grande concertiste de piano !) sans, pour diverses raisons, pouvoir y assister et la rencontrer donc.

Un jour, par hasard, son livre Bad girl, leçons de littérature, est tombé entre mes mains : après l’avoir lu, j’ai eu un grand désir, que ce livre soit disponible en Argentine, qu’on puisse le lire dans l’espagnol que nous parlons, nous, les Sud-Américains.

Après une série d’échanges par mail, Nancy m’a un jour invitée chez elle et nous avons noué une belle amitié. Elle est très heureuse de l’invitation du FILBA et de la présentation de son livre qui l’amènent enfin, pour la première fois, de ce côté-ci de la planète. Elle est dans l’attente à la fois curieuse et enthousiaste.

TdU : Pourquoi faut-il lire Nancy Huston ?

VL : Nancy est aujourd’hui non seulement une grande écrivaine, une grande musicienne, mais aussi une féministe et une militante écologiste très engagée. C’est une voix puissante, pluriculturelle, plurilingue. Ses essais, ses romans, nous parlent honnêtement des femmes, des êtres humains comme « espèce », de notre planète, des effets de la musique… ses sujets sont intimes car dans “Bad girl” par exemple, elle aborde le thème de sa famille d’origine, de l’abandon de sa mère, de la douleur qu’elle a éprouvée dans son enfance, mais elle a en même temps la capacité de rendre ses réflexions universelles. Elle a une sensibilité exquise à la sonorité de la langue. Née à Calgary, au Canada anglophone, en 1953, elle arrive en France dans les années 1970 et le français, sa « nouvelle langue » sera désormais sa langue d’écriture jusqu’à ce que, au cours d’une maladie, elle éprouve le besoin de se reconnecter avec l’anglais, sa langue maternelle.

Je l’ai interrogée sur son plurilinguisme et voici sa réponse :

« En fait nous sommes assez nombreux, les écrivain.es d’origine diverse, ayant choisi la France comme terre et le français comme langue d’exil plus ou moins heureux ; en 1993 Leïla Sebbar et moi avons publié un recueil de nouvelles autobiographiques « Une enfance d’ailleurs : 17 écrivains racontent ».

Dans mon cas, je m’exprimais au début avec plus de facilité et plus d’allégresse dans la langue adoptive car je n’avais dans cette langue ni souvenirs d’enfance, ni mauvaises habitudes universitaires ; c’était en quelque sorte une langue “vierge”, disponible pour la création ! J’entendais sa musique mieux que celle de l’anglais, pour moi banal et quotidien. De plus, mes premiers textes ont été écrits à Paris dans les années 70, dans l’ambiance euphorisante de la lutte des femmes ; je me sentais “portée” par l’énergie grisante de cette sororité.

Au bout d’une grande décennie et la publication de déjà une dizaine de romans et essais, j’ai compris (grâce à une maladie neurologique qui m’a figé les jambes pendant plusieurs mois, me donnant l’impression d’être un arbre aux racines gelées) qu’ayant désormais “fourbi mes armes” en tant qu’autrice, je devais absolument réveiller ma langue maternelle endormie, c’est-à-dire…  oser marcher sur le champ miné des émotions d’enfance. Je sentais instinctivement que si je refoulais l’enfance je ne pouvais écrire de roman valable. Au début des années 90, j’ai donc opéré un exaltant retour vers ma patrie et ma langue natales en écrivant un roman directement en anglais pour la première fois : « Plainsong ». M’étant aperçue que la traduction de ce manuscrit (en Cantique des plaines) améliorait la version originelle, je me suis résignée à être une écrivaine bilingue. Ainsi, depuis une trentaine d’années maintenant, un peu à la manière d’André Brink ou de Samuel Beckett, j’écris mes romans tantôt en anglais tantôt en français (selon la langue que parlent mes personnages), et me traduis vice et versa. »

Nancy Huston

VL : Nancy Huston a côtoyé les plus grands écrivains et philosophes français du monde contemporain, elle a été disciple directe de Roland Barthes et une grande admiratrice de l’œuvre de Romain Gary. Sur leur influence elle a dit :

« Malgré tout ce que je lui dois et l’admiration que je porte encore à certains de ses livres, Roland Barthes, et plus généralement les pratiquants de la théorie littéraire, ont exercé sur moi (comme sur de très nombreuses personnes, en France et ailleurs) une pression surmoïque aux effets funestes. Car à un moment donné, pour écrire – ou peindre – ou chanter – ou danser -, il faut prendre son envol, abandonner l’attitude du savant, prendre le risque de la naïveté, faire confiance à une autre logique, plus mystérieuse… Bon nombre d’entre nous étions ainsi paralysés par notre propre savoir, un peu comme le mille-pattes qui voudrait courir mais ne sait pas par quelle patte commencer !

Tandis que la lecture des œuvres complètes de Romain Gary et l’écriture de mon texte : « Tombeau de Romain Gary » m’ont fait un bien fou car cela m’a fait comprendre que le soi est une construction. Les interrogations, réflexions, et acting-out de Gary autour de l’identité (entre autres le fait de prendre, non pas un, non pas deux, mais plusieurs pseudonymes pour écrire et traduire ses livres) ont été fondamentaux pour deux raisons : premièrement, ils m’ont libérée du besoin de “choisir” entre le fait d’être française, canadienne, américaine, européenne, anglophone, francophone, etcetera – car, comparée à la confondante complexité « garienne », mon cas était simple comme bonjour ! Deuxièmement, ils ont jeté les fondations de ce que j’appellerais mon “anthropologie”, telle que je l’esquisse dans mon petit essai « L’espèce fabulatrice ». Afin de survivre, les êtres humains ont besoin de se fédérer, de se relier entre eux et pour ce faire, ils construisent des récits qui consolident leur identité collective (nationale, religieuse, ethnique, sexuelle ou autre). Nous sommes programmés pour chercher du sens même là où il n’y en a pas, et c’est ce besoin inné de sens qui engendre à la fois le meilleur et le pire de notre espèce. »

TdU : Vivian, comment as-tu ressenti l’expérience de traduire Nancy Huston ?

VL : La traduire, c’est devenir son ambassadrice d’une certaine manière, les traducteurs doivent transposer d’une langue vers une autre, une mélodie, un rythme, des sonorités, ce qui pour Nancy est extrêmement important compte tenu de sa formation musicale. Traduire pour moi revient donc à interpréter une partition. Nancy avait déjà été traduite en Espagne mais “Bad girl leçons de littérature”, était un récit inédit de sorte que j’ai eu la chance d’introduire cette grande auteure aux lecteurs sud-américains dans la sonorité du “castellano” neutre. Il s’agit d’un grand plaisir, un grand honneur et une énorme responsabilité. Je remercie la maison d’édition Mardulce d’avoir cru en ce projet et au FILBA de l’inviter en Argentine.

Propos recueillis par Patricia Pellegrini

 

N.B. 1 – Nancy Huston est l’auteure d’une vaste bibliographie. Elle a publié des romans, des récits, des essais, des pièces de théâtre, des livres pour jeunes, des ouvrages illustrés et des correspondances ; citons-en quelques-uns : Les Variations Goldberg, Cantique des plaines, Une adoration, Lignes de faille, Tombeau de Romain Gary, L’espèce fabulatrice. Arbre de l’oubli. Je suis parce que nous sommes, chroniques anachroniques, Bad Girl, Classes de littérature, Reine du réel, lettre à Grisélidis Réal.   

2 – Vivian Lofiego a, quant à elle, publie dernièrement, entre autres : Le Sang des papillons (roman, traduit en français), La Vie secrète, Os de seiche (poésie), La langue de méduse (poésie).

3 – Le FILBA (Festival International de Littérature) se déroulera cette année du 27 septembre au 1er octobre à Buenos Aires.


                                                                                       

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