Tartuffe, avez-vous dit ?

“Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées…”

Ce vers fort connu de Molière est devenu l’archétype de l’hypocrisie. A l’époque du Tartuffe, Molière dénonçait la bigoterie et la fausse dévotion. Aujourd’hui, il nous manque un digne héritier de ce redoutable homme de théâtre qui pointait sans indulgence, et sans excès de précautions oratoires, les travers de ses contemporains.o-CINQUANTE-NUANCES-DE-GREY-facebook

La tartufferie porte moins aujourd’hui sur les désirs inavouables que la vue d’un sein pouvait éveiller. La liberté d’écriture d’une Christine Angot témoigne à quel point les limites de la pudeur se sont déplacées. De même, le succès mondial de la série Fifty shades of Grey de l’américain E.L. James (publiée en France chez Lattès sous le titre Cinquante nuances de Grey) dont 40 millions de personnes -essentiellement des femmes?- ont fait leur livre de chevet, montre que la littérature érotique -autrefois diffusée sous le manteau, ou à la lumière d’une chandelle- s’est faite une place au soleil.

La pudeur, qui vise à protéger la part intime de chacun, s’est déplacée. Et elle s’est déplacée de façon collective vers un refus sous toutes ses formes de la violence, que l’on combat ou dénonce lorsqu’elle relève de l’organisation de la vie sociale, ou que l’on s´ingénie à masquer lorsqu’elle relève des lois naturelles.

Notre société moderne ne prend plus de risques, cache ses malades et ses maladies à grands renforts d’équipements technologiques sophistiqués, escamote ses vieillards dans des établissements spécialisés, segmente la société en strates homogènes (par sexe, par âge, par catégorie sociale, par origine, par religion…) afin que chaque groupe souffre le moins possible des éventuels désagréments induits par la cohabitation avec d’autres. Et les réseaux sociaux, où tout le monde “est ami” avec tout le monde sans jamais avoir à échanger une poignée de main, sont le symptôme d’une société malade de peur.

“Papa, regarde, la vache est morte”

Je visitais l’autre jour les expositions d’artistes contemporains lors du Printemps de septembre, qui -comme son nom ne l’indique pas- investit chaque automne divers lieux emblématiques de la ville de Toulouse. Un artiste irakien Adel Abidin y proposait Memorial video 2009  ; hanté par la vision du cadavre d’une vache sous un pont de Bagdad détruit par l’aviation américaine en 1991, il reconstitue ce qui aurait pu se passer. Le film de près de 4 minutes montre la pauvre vache isolée du troupeau, qui se trouve sur l’autre berge, incapable de répondre aux meuglements pressants de ses consœurs, et qui soudain, décide de franchir le pont effondré coûte que coûte, prend son élan, saute et, évidemment meurt fracassée en contrebas. Là-dessus, s’élève parmi les spectateurs une voix claire d’enfant “Papa, regarde, la vache est morte”. Aussitôt, un des médiateurs -lesquels sont incontournables aujourd’hui dans toute exposition grand public d’art contemporain, qui s’explique plus qu’il ne se montre- s’interpose “Vous inquiétez pas, elle est pas morte!”. Au-delà de la syntaxe approximative, se trouvait ainsi brusquement exposé un formidable déni de ce que nous avions sous les yeux: non la mort n’existe pas, non la souffrance n’existe pas, non la guerre n’existe pas.

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Adel Abidin, Symphony, 2012

 

“Couvrez cette mort, que ne je saurais voir, du voile du déni
Par de pareils objets, nos âmes tendres pourraient être blessées…”

Tartuffe, avez-vous dit?

Silvia Cauquil

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