Les aquarelles de San Isidro de Frédéric Piquet (1954/2019)

Lors de la réception à l’Ambassade pour le 14 juillet, nous nous étions croisés, ravis de partager ce moment festif, et étions convenus de nous revoir prochainement afin de réaliser un article sur ses tableaux, sa vie. Cette rencontre ne pourra jamais se réaliser : Frédéric s’est éteint le 20 août dernier, terrassé par un AVC.

Tout habitant de San Isidro, une agglomération située dans la banlieue nord de Buenos Aires, ne pouvait pas ne pas connaître Frédéric Piquet. S’il nous prenait l’envie de déambuler dans la galerie marchande du centre, le Queen’s Village, on le voyait souvent là, dans son atelier, entouré de ses tableaux et affairé à préparer une nouvelle aquarelle de cette ville qu’il a tant aimé.

Le parcours de vie de Frédéric n’a rien d’un long fleuve tranquille. Né à Lorient en Bretagne en 1954, il passe son enfance à Oran, lorsque l’Algérie était encore française. L’accession du pays maghrébin à l’indépendance en 1962 provoqua le départ de la famille Piquet. Mais Jacques, son père, impliqué dans les actions musclées au sein du groupe de l’O.A.S est recherché. Condamné à mort par contumace, il entre dans la clandestinité. Avec un petit groupe de sympathisants, il trouvera refuge en Argentine, en 1963. C’est ainsi qu’après un bref séjour à Mar del Plata, la famille Piquet s’installe début 64 dans la province de Formosa, à MisiónTaccaaglé où le petit groupe de fugitifs s’adonnera à l’agriculture. L’expérience, un échec, durera quatre ans. En 1967, retour sur des terres plus hospitalières, à Buenos Aires, où Jacques trouve du travail chez Peugeot. La famille s’installe à Martinez et Frédéric entre au Collège Marín de San Isidro.

Très jeune, Frédéric s’adonne à la peinture ; une passion qui ne le quittera jamais plus. Mais un terrible accident à l’âge de quatorze ans viendra changer sa vie à jamais. Lors d’un camp scout à San Martin de los Andes, alors qu’il escaladait une paroi, le jeune garçon reçoit une pierre sur la tête. Sous le choc, il lâche prise et tombe dans un précipice. Retiré de là dans un profond coma, opéré du cerveau à Neuquén, il sera longtemps entre la vie et la mort. Lorsqu’il revient à lui, Frédéric, hémiplégique, a perdu l’usage de la parole. Rien ne sera plus comme avant. Soutenu à bout de bras, comme il le reconnaîtra plus tard, par tous ses proches et habité d’une volonté de fer, il surmontera peu à peu une grande partie de son handicap. Durant quatre années d’effort qu’on a peine à imaginer, il retrouve peu à peu l’usage de la parole, de la marche, de sa main gauche mais sa main droite refusera toujours de lui obéir. Droitier de naissance, Frédéric, s’il veut continuer à peindre, doit alors développer la dextérité de sa main gauche. C’est ce qu’il fera ; autant guidé par l’amour de la peinture que la nécessité de survie : « Si je perdais l’autre main, je peindrais avec les pieds[1] » dira-t-il plus tard, remémorant cette période traumatique de sa vie. Ce drame le suivra constamment : avec le temps, son corps sentira de façon chaque fois, de plus en plus aiguë, les séquelles de son accident ce qui ne l’empêchera pas, malgré les souffrances, de peindre jusqu’à ses derniers jours.

La Catedral – 2001

Depuis toujours, Frédéric est fasciné par les paysages argentins « fondamentaux de couleur, de vitalité, de joie de vivre et de contrastes[2]».En 1974, il réalise sa première exposition à Buenos Aires dans la salle des arts de la marque automobile Citroën. Mais rien n’est simple. Au commencement de sa carrière, son style, trop conventionnel aux yeux des galeristes et des critiques, ne convainc pas. Puis, à force de travail et d’abnégation, arrive enfin le temps de la reconnaissance. Il peint des huiles bien sûr, s’essaie à l’encre de Chine, mais ce sont surtout à travers ses aquarelles que son art s’exprimera pleinement. Le professeur Ernesto Ramallo considère ses toiles comme «agiles, spontanées, fraîches », le Figaro magazine[3]met en valeur sa sensibilité et son habilité, la revue « Oleo et Mármol[4] » voit l’œuvre d’un « aquarelliste romantique et émouvant avec des empreintes à l’expressionisme [qui] distribue avec justesse la lumière dans des touches finales dynamiques ». Enfin « Documenta 86[5] » privilégie ses « accents intimistes qui autorisent la poésie ». En 1985, l’association des critiques et commentateurs d’art à Miami lui décernera le premier prix dans la catégorie « Dessin classique ». Parmi ses récompenses les plus notables, Frédéric obtiendra également le Premier Prix « Arts Graphiques 1999 » au Salon d’automne de Colomiers en France et le prix « Première mention » au concours du Musée Pueyrredón de San Isidro.

Installé dans la banlieue nord de Buenos Aires, il épouse Elvira Scopa en 1982 avec laquelle il aura trois enfants. Pour la petite histoire, deux d’entre eux, d’ailleurs, seront les élèves de l’auteur de ses lignes au Collège franco-argentin de Martinez.

A partir de 1993, San Isidro, qui garde encore le charme provincial d’un passé révolu, devient son terrain de prédilection. La ville est traversée de rues pavées, ombragées, calmes, bordées de maisons coloniales d’un autre temps. Dans ses tableaux, pas de visage humain. Empreint d’une certaine fascination, le peintre interprète les rues et les édifices anciens, témoins de l’architecture de l’époque coloniale. De San Isidro, Frédéric a probablement tout peint. Son sujet de prédilection ? La cathédrale qu’il représentera plus de trois cents fois. « J’ai décidé que, si Quinquela [Martin] était peintre de la Boca, je voulais être le peintre de San Isidro[6] » disait-il lors d’un interview réalisé par un journal local. Les édiles lui ont bien rendu cet amour puisqu’après avoir reçu l’appellation de peintre « sanisidrense », il est nommé citoyen notable de la ville en 2006 à l’occasion du tricentenaire de sa fondation. En 2002, Il reçut le Trait d’Union pour un article[7] intitulé « Le pinceau comme remède ». A cette époque, notre journal existait encore en version papier.

On ne compte plus les expositions réalisées à San Isidro. Cela, Frédéric le doit aussi à l’effort sans relâche de son épouse, Elvira, qui administrait son agenda et les aspects financiers du travail de l’artiste. Il présenta ses œuvres dans les agglomérations voisines, à Buenos Aires (hôtel Sheraton et au Musée de la frégate Sarmiento), à Mar del Plata et à travers le monde : Miami, Rome, en France (Paris, Colomiers, Perpignan), en Allemagne (Hambourg, Francfort), en Espagne (Barcelone, Tolède, Alicante, Cadiz).La dernière eut lieu en 2013 dans la ville qui occupa tant son esprit.

Quoi de mieux, pour terminer, que de remémorer quelques petits commentaires pêchés dans le livre d’or qui accompagnait Frédéric lorsqu’il présentait ses travaux, et qui montre bien à quel point il touchait les gens.

Tes tableaux font ressortir avec charme un morceau de notre cité chérie. Il est bon de rencontrer des artistes avec tant de sensibilité.

Tes tableaux sont frais, pleins de couleur et de beauté à la fois.

Merci pour me faire aimer chaque fois plus les recoins de mon enfance.

Mes souvenirs se mélangent avec les couleurs de tes peintures.

Frédéric sera toujours présent pour sa famille, ses amis, ses proches. Pour les autres, par la contemplation de ses tableaux, il restera à jamais près de nous.

Jérôme Guillot

[1] Voces, avril 2003 n° 24.

[2] Interview dans le journal La Nación, 1991.

[3] Edition datée de novembre 1979.

[4] Edition datée d’octobre 1988.

[5]Edición«Arte al día».

[6] Voir note 1.

[7] Le Trait d’Union, n°59 novembre 2002

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