Carmen Bernand à la Nuit des idées

“ Il ne faut pas interpréter les sacrifices humains dans certaines sociétés précolombiennes comme un sadisme mais comme une nécessité”.

Carmen Bernand, anthropologue, qui fut notamment l’élève de Claude Lévy-Strauss, s’est intéressée à l’anthropologie historique du monde colonial hispano-américain, et a étudié la désintégration du monde indigène au XIXe siècle. Elle a bien voulu répondre à nos questions.

TdU : Peut-on rapprocher le thème de la Nuit des idées « Être vivant », avec le rapport que certaines sociétés précolombiennes véhiculent avec la mort ?

C.B. : Cette notion d’au-delà du vivant, m’avait perturbée quand je l’ai reçue pour y répondre parce que effectivement, « au-delà du vivant », on parle bien de la mort, et il est très difficile de parler de la mort tant qu’on est vivant. Cette idée de la mort est assez complexe chez beaucoup de peuples y compris chez nous qui faisons, depuis des millénaires, des rituels très longs pour nier cette mort. En fait, si on pense aux populations agraires, plus réduites, (avant on disait « primitives »), dont on pourrait penser qu’elles sont différentes de la nôtre, mais nous aussi, nous nions la mort sans arrêt. Si on ne la niait pas, on n’enterrerait pas les morts et on ne ferait pas toutes ces cérémonies. Donc il y a là un pacte qui relie les vivants à leur histoire, à leurs ancêtres, et qui est – bien sûr, l’histoire passe et il y a des façons différentes d’honorer les anciens- absolument fondamentale pour la vie sociale. Cela existe toujours mais peut-être que ce pacte ancien commence un tout petit peu à se déliter parce que pour qu’il existe, il faut qu’il y ait « mémoire », il faut qu’il y ait « volonté » de se rapporter à ceux qui nous ont précédés. Je ne suis pas très certaine que c’est ou ce sera le cas. Je le vois en France, de façon régulière : j’ai une maison dans la région des Ardennes, région qui a souffert trois guerres épouvantables, et qui est parsemée de monuments aux morts, aujourd’hui nous ne sommes plus que des personnes âgées à aller tous les ans apporter notre présence et notre souvenir. On ne peut pas vivre sans penser aux autres. Ce sont ces idées qui me sont revenues à travers le sujet choisi par ces « nuits » qui sont d’ailleurs l’occasion de débats très intéressants.

TdU : Comment définiriez-vous la notion d’« être vivant » dans les sociétés précolombiennes ?

C.B. : Nous ne sommes pas, nous les « modernes », les seuls à penser à la vie. La vie est partout. Et si on prend par exemple les mythes qui nous sont parvenus de populations très diverses, on s’aperçoit que la vie est liée à l’eau. Un peu comme nous le dit la science parce que le déluge qui nous est connu à travers la bible, n’en est qu’une version de quelque chose de très, très, très ancien et partagé par tous y compris par les Amérindiens qui pensaient au déluge. Alors cette vie elle est là parce que l’eau  est la condition même de cette existence. Mais justement, l’eau est aussi une puissance destructrice et la vie est toujours en suspens parce que quand il y a déluge, il y a aussi destruction…et partout dans la mythologie. Alors quelques-uns sont sauvés et peuvent continuer l’espèce humaine mais il y a cette espèce d’ambiguïté qui a besoin d’un équilibre et nous espérons que cet équilibre tiendra dans les temps qui suivront notre existence en ce monde

TdU : Comment se manifeste le concept « être vivant » chez les populations précolombiennes ?

C.B. : Alors que ces populations ont disparu en tant que telles, leurs descendants sont toujours là. Il y a d’abord quelque chose de passionnant,  qui est la possibilité de passer d’une espèce à l’autre. Le pouvoir de métamorphose ; un pouvoir qu’évidemment, très peu de gens possèdent. Il s’agit déjà d’un spécialiste, qui, à travers toute une série de rituels arrive à affronter la mort parce que les chamans vont jusqu’au bout de leur existence et puis peuvent revenir à la vie avec un savoir qui fait qu’ils sont capables de se transformer, de se métamorphoser. Alors cela, c’est une base que tout le monde possède probablement parce que les peuples américains sont d’origine sibérienne du nord et du sud et même un tout petit peu plus bas donc des régions où ce type de croyances existent. Il s’agit d’un élément très important parce que quand vous voyez l’iconographie dans les Andes et au Mexique, surtout où c’est plus net, vous voyez bien des personnages de pouvoir qui ont des griffes, qui ont des traits d’animaux prédateurs. Par exemple, on voit les canines du jaguar, les griffes de l’aigle, avec des serpents qui ont peut-être des bras qui s’enroulent…Il y a plusieurs variantes. On a là un vivant qui nous est hétéroclite mais parfaitement clair pour eux parce que ce sont des représentations du pouvoir. J’ajoute que l’histoire que nous raconte ces pierre taillées, est toujours une histoire de seigneurs et de dieux parce que le commun des mortels est là pour travailler, pas plus, il ne participe pas. Et puis il y a aussi cette idée qu’il faut demander la permission pour avoir le droit de vivre, soit au maître des animaux pour des sociétés qui vivent surtout de la chasse et de la cueillette, soit aux dieux dans des sociétés plus sédentaires ; on pourrait appeler cela la dette de la vie. Par exemple, quand on est dans une civilisation agraire, il faut qu’il pleuve pour qu’on ait du maïs. Parce que, comme tout le monde le sait, la pluie, est un phénomène aléatoire, aussi bien par le passé qu’aujourd’hui.  C’est une chose simple que l’on peut comprendre sauf que, comme ce sont des sociétés hiérarchisées, il faut une autorisation qui nécessite une offrande parce que la pluie peut ne pas tomber…les dieux peuvent être courroucés. Il y a donc un peu l’obligation de « payer » cette vie, c’est-à-dire la possibilité de pouvoir manger du maïs ou toute autre plante, possédant une vie. Ce sont les sacrifices humains et animaux qui apparaissent comme la « dette de la vie ». Ce fait est assez courant. A ce moment-là, et je sais que le détail est désagréable, mais il est véridique, il faut donner un ou plusieurs hommes ou des animaux et arracher le symbole de la vie qui est le cœur ou les entrailles, les arracher vivants. Car on doit donner une vie pour une vie, une vie pour la vie de tous. Evidemment, ces sacrifices sont terribles pour nous, – nous ne pouvons pas les comprendre-, néanmoins, il ne faut pas les interpréter comme un sadisme mais comme une nécessité. On peut interpréter que cette dette de la vie implique aussi une sorte de pouvoir de la caste sacerdotale qui est censée représenter les dieux et qui domine ainsi avec cette métaphysique toute une population qui de temps à autre se révolte, casse les stèles, par exemple comme cela a été le cas pour les Mayas, et pour d’ autres.

Propos recueillis par Jérôme Guillot

( envoyé spécial de Trait d’Union)

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