#Je reste à la maison

JOUR 17 (suite, toujours) Etape 8 : Réveil. Souvent brumeux. Il faut revenir à la réalité. Quelques secondes. Un peu plus parfois. Ah oui. Il fait jour. Quelle heure est-il ?

Une fois sur pied (un seul), j’attaque la seconde partie de la journée.

C’est l’heure des hobbies. On n’a jamais eu autant de temps pour les hobbies. Je m’attèle au piano. Pour que les voisins ne me haïssent pas trop et éviter qu’ils ne me jettent depuis leur balcon quelques gouttelettes de salive contaminée ou ne glissent sous ma porte une enveloppe imbibée de l’infâme virus, j’ai mis la sourdine. Entre les morceaux répétés vingt fois, sept jours (ou presque) sur sept, quelques canards répétitifs et décourageants me rappellent ce que je ne sais que trop déjà depuis très longtemps : pour moi, une sonate de Beethoven en mi mineur, c’est peine perdue. Et pourtant, je persiste, véritable Sisyphe, séance après séance, à arracher quelques élans mélodiques à ces touches blanches et noires qui me narguent, impitoyables. Parfois, après un combat épique, je sors victorieux —aujourd’hui, car je sais que demain il faudra recommencer— d’un morceau qui m’offrait une résistance acharnée.

Je prends ensuite mon IPad afin de le défier à une partie d’échecs. Je prends mon temps, à chaque victoire, avant de passer à un niveau supérieur car là aussi, je connais l’issue inéluctable.

Je me suis essayé à plusieurs exercices sportifs, cérébraux et artistiques ; je cherche toujours en vain, à près de soixante ans, cette discipline qui ferait de moi un être supérieur et exceptionnel.

Etape 9

Je sens le soir qui s’approche. Chaque fois plus tôt. Paradoxalement, c’est depuis que je suis cloîtré que je perçois plus finement le cours du temps qui passe. Je n’ai jamais été aussi sensible, depuis ces trois semaines, aux lents et apparents mouvements du soleil. Je ressens pleinement le cours de la nouvelle saison qui avance, de la lumière qui, le soir, décline bien plus tôt que lorsque tout avait commencé, du froid qui peu à peu envahit mon appartement, m’obligeant dorénavant à me couvrir d’une petite laine, du soleil qui inonde mon balcon chaque fois plus tôt, chaque fois plus vite, chaque fois plus bas, chaque fois plus timide.

Au-dessus de mon appartement, j’entends les pleurs du nouveau-né. Signe de la journée qui s’éteint ? Il paraît que les bébés ressentent fortement la venue de la pénombre et les pleurs sont leur unique manière de le démontrer. Et nous ? Comment subissons-nous cette période ? Encore une chance que nous ne nous mettions pas tous à pleurer, comme lui, depuis notre balcon entre 6 heures et demie et sept heures moins le quart du soir. Pourtant il doit bien y avoir quelque chose qui s’étreint en nous, quelque part. Je sens, jour après jour, monter en moi une certaine mélancolie, une sourde angoisse. J’ai peine à imaginer l’après. Est-il possible que, demain, nous pourrons revenir à ce que nous faisions « avant », comme si de rien n’était ? Les projets que j’avais soigneusement établis naguère semblent se diluer peu à peu dans une lointaine évanescence. A mesure que les jours passent, l’issue, dont on nous parle sans cesse et à laquelle nous sommes supposés nous rapprocher, m’échappe, elle s’éloigne de mon esprit, de mes sens, de mon être. Je ne vois plus l’après. Le temps semble suspendu. Il est devenu cyclique : tout tourne en boucle. Chaque moment d’aujourd’hui ressemble à celui d’hier et ressemblera à celui de demain. Les gestes du quotidien, devenus rituels, se répètent encore et encore. Depuis le lever, au matin, jusqu’au coucher du soir, tout est devenu prévisible, comme si tout était écrit sur la page de mon agenda et que, chaque matin, tout se transposait comme magiquement au jour suivant. Je sais à quelle heure je me poserai devant mon ordinateur, à quelle heure je me lèverai pour me laver les dents, arroser mes plantes, descendre les poubelles, lire les nouvelles, téléphoner à mes proches, préparer mon repas, faire ma vaisselle, prendre un livre, le reposer, m’asseoir devant mon piano, m’allonger sur le canapé, allumer la télé, ouvrir et fermer les volets… Je sais. Chaque moment, est déjà inscrit pour demain, le lendemain et l’autre lendemain. Plus besoin de prévoir. Il n’y a plus de futur.

J’ouvre les yeux. La tête me tourne. Je frissonne. Tout est noir autour de moi. J’ai dû m’assoupir un peu. Rêver sans doute. Là-haut, le bébé ne pleure plus. Un silence pesant règne autour de moi. Il faut maintenant se lever et allumer la lumière. Ressaisis-toi : la journée n’est pas terminée.

(A suivre)

Pierre Leheup

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