#Je reste à la maison

JOUR 42. Nos nouveaux codes de vie se sont tellement implantés dans nos habitudes que maintenant, lorsque je regarde un film ou une série, je me surprends à vérifier comment les personnages se saluent et s’ils respectent entre eux la distance de sécurité.

J’en serais presque à vérifier si le port du masque est respecté car celui-ci, au même titre que mes chaussures, ma chemise ou mon pantalon, est dorénavant devenu un outil vestimentaire de nécessité si l’on veut sortir de chez soi.

Les premiers jours de confinement, au même moment où les gels hydrojenesaisquoi étaient pris d’assaut, on pouvait croiser déjà de rares porteurs de la supposée protection anti-infectieuse ; sans doute quelques hypocondriaques ou paranoïaques (ou les deux). Puis, jour après jour, la majorité entre « affublés de » et « non-affublés de » a basculé dans l’autre sens si bien que je me retrouvais être, avec quelques autres récalcitrants, un des derniers à sortir sans protection. Est-ce chez moi une certaine tendance à ne pas suivre le courant mainstream ou bien ai-je trop lu d’articles de presse en règle générale fortement dubitatifs quant à l’efficacité protectrice de ces quelques millimètres de tissu placés devant les voies respiratoires ? Je ne sais. Mais entendons-nous bien : dorénavant le masque est obligatoire sous peine d’une amende pharamineuse (de l’ordre de 80 000 pesos argentins, soit l’équivalent d’environ 750 euros). Un outil que les autorités sont bien incapables de distribuer à la population, qu’il faut donc fabriquer chez soi avec les moyens du bord dont la majorité sont, comme me le disait une de mes filles un peu au courant des questions d’ordre sanitaire, l’équivalent du tamis d’une raquette de tennis placée devant son propre visage en imaginant que le virus pourrait avoir, je prends cet exemple au hasard, la taille d’une puce.

Peu attentif aux consignes, je continuais peut-être un peu inconsciemment, à jouer les provocateurs. Mal m’en a pris. Lorsque, sur le trottoir, j’attendais tranquillement mon tour pour entrer chez l’épicier tout en profitant d’un soleil réconfortant, une mégère harnachée (gants, lunettes de protection et masque fait maison, il ne lui manquait plus que la combinaison d’astronaute) me fit comprendre sur un ton comminatoire et un regard fuyant dirigé non pas vers moi mais vers les autres passants afin de trouver des alliés de circonstance, que, par mon comportement irresponsable, je risquais en quelques millièmes de seconde de contaminer un quart de la population du quartier. Je m’apprêtai à répondre vertement mais, m’apercevant de l’apparition de quelques regards désapprobateurs et de la présence de policiers de l’autre côté de la chaussée, je décidai de renoncer à faire mes achats et m’en fus, indigné, humilié et furieux contre moi-même. Je m’enquis aussitôt de l’achat de deux masques vendus chez un marchand de couches pour bébé.

Et nous voilà donc tous harnachés, distants et silencieux, aux regards suspicieux portés les uns vers les autres, si bien que l’aspect surréaliste de la rue en est devenu angoissant, surtout lorsqu‘on se prend à penser dans quelle situation nous nous trouvions il y a encore de cela quelques semaines ; insouciants que nous étions.

Côté masque, on voit de tout. Depuis le classique, visible dans les hôpitaux (Ceux dont on doit en avoir plusieurs à la maison parce qu’ils sont jetables après usage, hein !), au chirurgical (a priori le seul vraiment efficace, aux codes fameux « FFP2, N95 ou encore KN95 »), jusqu’à celui que l’on met pour noyer les plantes de pesticides et qui semble sortir tout droit d’un film catastrophe. On reconnaît là les professionnels ou les avisés. Manquerait plus que la tenue complète ; qui viendra peut-être. Je passerai sur la diversité des masques artisanaux, portés de la façon qu’on peut et dont l’aspect est souvent cocasse : foulard, écharpe, col de pull roulé remonté à la va comme je te pousse, casque de motard, mouchoir voire même un morceau de tissu qui pend au niveau du menton tenu en haut par un élastique… Là, pas de code, ni de normes. Certains sont très beaux, originaux, décorés, colorés, parsemés de dessins, d’ornements… Il y a aussi la visière, fort populaire, qui consiste en une sorte de plexiglas transparent recouvrant tout le visage mais sans se refermer en bas. Un masque vient normalement s’y ajouter pour compléter la protection, même si ce n’est pas toujours le cas. D’autres, à court de matériel sans doute, le remplacent par un folio, cette pochette transparente qui permet de ranger quelques feuilles A4. D’autres passants considèrent peut-être que le seul fait de porter le masque suffit à protéger. Peu importe s’il est sous le menton, ne recouvre que la bouche ou qu’on le retire lorsqu’on doit répondre au téléphone ou parler à son voisin. A ce moment, j’imagine sans effort, porte-drapeau en tête et baïonnettes au clair, l’armée de gouttelettes invisibles et infectées envahissant à la hussarde un territoire encore sain. Hourra !

Pour moi, le port du masque est toujours un peu compliqué car, avec la respiration, les verres de mes lunettes sont vite embués ce qui me donne une vision floue de la rue lorsque j’expire. (Réflexion faite, ce n’est peut-être pas si mal.) Au bout de quelques secondes, survient une éclaircie puis, immanquablement, la buée reprend le dessus à l’exhalation suivante.

Certaines situations sont assez cocasses. Lorsque, par exemple, au moment du paiement, je remercie la caissière en esquissant un sourire. J’imagine qu’elle fait la même chose. Enfin, peut-être. Certains disent, avec raison sans doute, que le sourire se voit également au plissement des yeux. Soit. Le sourire est quand même plus pratique sans masque. Sinon, à quoi peut bien servir la bouche ? Avant de sortir, je me suis entraîné à la maison à sourire uniquement avec les yeux ; séance se concluant par une crampe au niveau des muscles des tempes et du front. L’autre jour, alors que je faisais la queue devant une épicerie, j’avisai un homme lequel, parfaitement protégé, se mit à éternuer. Il plaça aussitôt son coude au niveau de son nez. Geste autant inutile que dérisoire vue la situation nouvelle à laquelle il était confronté. Par contre, je n’osai imaginer l’état du masque côté intérieur surtout s’il n’en était pas à son premier coup. Une fois dans le magasin, je décidai d’acheter un melon. Comment savoir si le melon est bon sans avoir appuyé avec ses doigts, nus, ou l’avoir senti ? Le test digital s’étant révélé peu concluant, mon vendeur porteur du « plexiglas sans masque » (détail important), porta machinalement le fruit vers son organe olfactif. Surpris de buter sur son engin protecteur, il tenta alors de passer le fruit par en dessous. Un melon ! Comprenant enfin que l’écart entre son menton et le masque était insuffisant, il finit par lever sa protection anti-covidienne pour porter le fruit… à son nez, jusqu’à le toucher ! Je me surpris à penser, à ce moment-là, à tout ce qu’on entend au sujet de la survie du virus sur les surfaces planes… et à ma propre santé.

(A suivre)

Pierre Leheup

Photo : Susana Bravo

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